Ces faits qu’on aimerait oublier

Article de Normand Thériault paru dans Le Devoir du samedi 17 et du dimanche 18 octobre 2009.

«L’histoire purement politique marche moins»
Les «votes ethniques»: erreur ou juste analyse? Duplessis, premier ministre: ne pourrait-on pas gloser sur des moments plus glorieux? Le rapport Durham: faut-il insister sur le fait que le Québec fut une colonie? Les plaines d’Abraham: site historique ou souvenir d’une bataille qui divise encore? Si le Québec parfois se souvient, c’est à la pièce, et encore, pour tracer une histoire bien courte.

Ils et elles sont historiens et historiennes. Ensemble, ils ont collaboré, à la suite d’une invitation lancée par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, à la mise en place de la Coalition pour la promotion de l’enseignement de l’histoire au Québec.

Et cela survient après que 2008 a été une année festive, celle où a été souligné avec éclat le 400e anniversaire de la construction de l’Abitation, cette première résidence que Champlain érigea sur ce site qui est devenu Québec, premier poste d’importance de la future Nouvelle-France. Et 2009 n’a pas été en reste: la Gaspésie a ainsi rappelé, 475 ans plus tard, que Jacques Cartier s’était inscrit comme le découvreur «officiel» de ce pays dont un Stephen Harper fait l’éloge. Et 2009 a été pour Trois-Rivières aussi une date importante: celle du 375e anniversaire de sa fondation.

À lire tout cela, on pourrait dire que oui, le Québec «se souvient». Et qui parcourait les lieux ci-haut nommés pouvait constater que tout a été fait pour que ces dates soient bien inscrites: partout, il y eut festivités, spectacles, aménagements de site, en fait tout ce que permettaient les budgets votés par les divers ordres de gouvernement, ces budgets ayant été complétés par quelques souscriptions locales.

Toutefois, un seule «ième» n’a pas pu avoir lieu, celui qui aurait permis de recréer sur les plaines d’Abraham cet «accrochage» entre Wolfe et Montcalm qui a vu, il y a 250 ans, l’Anglais y laisser sa peau mais passer à l’histoire pour avoir été le vainqueur. Dans ce dossier, les «nationalistes» ont eu gain de cause et les «orangistes» ont dû se déplacer en Angleterre pour assister à la reconstruction de cette bataille, qu’un James West a immortalisée dans un tableau.

Double vue

On connaît le grand dilemme historique canadien, qui est le même pour le Québec. Il n’y a pas, pour ce pays du Nord, d’histoire officielle. On a des dates, mais on est incapable de définir les faits: si l’Histoire était un «western», les méchants de l’un seraient les bons de l’autre, ce qui entache finalement le happy end de n’importe quel scénario.

Et il semble que, pour le Québec et le Canada, la solution est encore lointaine. On déplore en fait maintenant que les universités de la Belle Province ne forment plus d’historiens de la grande tradition, mais que, depuis bientôt 40 ans, ils soient devenus des spécialistes de l’histoire sociale ou d’autres disciplines connexes. Ainsi, pour trouver, parlant de ce territoire, des spécialistes «purs» et «durs», il faut maintenant aller en Europe ou descendre au Sud et alors fréquenter les établissements américains. Rien de nouveau ici: n’a-t-il point fallu, il y a de cela bientôt cent ans, qu’un Franz Boas, le grand anthropologue américain, fasse un commentaire pour qu’un Marius Barbeau s’intéresse aux contes et légendes du territoire québécois?

Simple vie

Et cette petite histoire est devenu l’Histoire. Car les Québécois aiment se souvenir d’hier. Des chaînes spécialisées comme ARTV ne remettent-elles point à l’affiche Le Temps d’une paix ou Les Belles Histoires des pays d’en-haut? Et Historia annonce déjà que La Mémoire qui tourne connaîtra un grand succès.

Bref, la vie quotidienne des gens ordinaires est ce dont on aime se souvenir. Comme le signale Fabrice Brasier, vice-président à la programmation de cette dernière chaîne, «il y a malheureusement peu d’intérêt pour l’histoire de la Nouvelle-France. L’histoire purement politique marche moins.» Et les budgets disponibles ne permettent pas de faire ici ce que PBS ou BBC, voire CBC, peuvent se permettre. D’ailleurs, si Wolfe et Montcalm se sont cette année fait entendre, ce fut dans le cadre d’une diffusion d’une heure au réseau anglais de Radio-Canada.

Et maintenant, en français, plus rien ou presque, depuis que les «célèbres» capsules dites historiques des Scully, Bronfman et consorts ont été présentées comme des éléments d’une propagande produite à grands frais, sans rhétorique rigoureuse.

Triste bilan

Au Québec, on a établi, au fil des décennies, la nostalgie en système quand il est question de mémoire. Qu’un citoyen ou une citoyenne aime se souvenir d’hier comme d’une période où «tout était mieux» (collèges classiques, paroisses et nature en tête), cela ne va plus quand les politiques d’éducation font reprendre la même formule et faire voir à l’aune d’aujourd’hui ce qui s’est passé dans les siècles et les millénaires antérieurs: «J’en veux particulièrement à ce que je nomme le présentisme», déclare Robert Comeau, l’homme derrière la Coalition pour l’enseignement de l’histoire.

Alors, Henri-Bourassa désigne un boulevard, Jean-Lesage, une autoroute ou un aéroport (c’est au choix), quand plus d’un ignore que Jacques-Cartier identifie aussi une chaîne de montagnes. Et, pour le reste, on s’insurge.

Dans un tel contexte, ce sont donc les «coups de gueule» qui décident et la rectitude politique devient l’outil qui permet de mesurer la valeur d’un fait: les référendums sont dangereux parce qu’on peut «colorer» le partage des votes selon des lignes partisanes. Et ainsi de suite, jusqu’à vouloir faire passer sous silence des siècles, des faits et des lieux.

«Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire», écrivait Ludwig Wittgenstein. Peut-être cela vaut-il pour le philosophe mathématicien, mais cela n’empêchera pas que ce dont l’histoire parle, et doit parler, a eu lieu et qu’il relève de l’école citoyenne de faire en sorte que le droit de savoir de ceux et celles qui la fréquentent, qu’ils soient «de souche» ou nouvellement arrivés, soit respecté.

Duplessis est mort il y a cette année cinquante ans, mais pour le Québec il est toujours vivant.

Lire l’article dans le site Internet du Devoir