Charte canadienne et droits linguistiques : pour en finir avec les mythes

Me Eric Poirier  |  L’ACTION NATIONALE


Charte canadienne et droits linguistiques : pour en finir avec les mythes, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2017, 375 pages

Me Frédéric Bérard tente ici un grand coup. Selon lui, tous les constitutionnalistes du Québec ou presque, appuyés par une certaine élite nationaliste, auraient, au moment du rapatriement, mal anticipé les conséquences de l’entrée en vigueur de la Charte canadienne. Et ce groupe, qui selon Bérard domine sans partage la vie intellectuelle québécoise, aurait ensuite élevé ses hypothèses au rang de « mythe », pour enfin s’enfoncer, année après année, depuis 35 ans, dans « un univers constitutionnel parallèle, fondé sur une trame narrative fictive ». Dans les circonstances, il va sans dire, quelqu’un devait se lever pour rétablir les faits.

Quels sont ces faits ? Dans son ouvrage divisé en six chapitres, Bérard entend démontrer trois choses :1) la Charte canadienne n’a pas été un obstacle à la volonté du Québec de renforcer son caractère français, ce que la province a par la suite été en mesure d’accomplir ;

2) grâce à cette Charte, mais pas seulement, les francophones hors Québec ont, au contraire des Anglo-Québécois, fait des gains communautaires sans précédent dans l’histoire canadienne ;

3) la Cour suprême du Canada a fait preuve d’un préjugé pro-fait français à toute épreuve, en élaborant, à l’avantage de toute la francophonie, y compris québécoise, une conception asymétrique des droits linguistiques. Tout le contraire donc de ce que véhiculerait depuis 35 ans la doctrine dominante au Québec, coupable d’avoir construit « un édifice politico-constitutionnel imaginaire ».

Dans Charte canadienne et droits linguistiques : pour en finir avec les mythes, ouvrage portant d’abord sur la Charte canadienne, mais débordant partout sur la question plus large des droits linguistiques au Canada, Bérard emprunte une posture qu’on lui connaît. On le retrouve d’un côté, armé de la Vérité, présentant « patiemment » une « évidence factuelle ». De l’autre, il y a ceux qui reçoivent la leçon, des idéologues qui « ignor[ent] la réalité » ou en font une « appréciation subjective », essentiellement des aveugles, des lépreux et des paraplégiques. S’ils ne sont pas dignes de le recevoir, Bérard leur accorde une autre chance : « Une analyse rigoureuse des faits, c’est-à-dire la simple constatation des mécanismes employés par la Cour suprême afin d’assurer les droits des francophones, devrait amener ces auteurs catastrophistes à faire amende honorable et à rectifier la teneur de leurs propos. » À quoi tout cela rime-t-il ?

1) La Charte canadienne n’a-t-elle pas réduit l’autonomie du Québec ?

Dans un premier temps, Bérard entend démontrer que la Charte canadienne n’a pas réduit l’autonomie du Québec en matière linguistique comme l’ont prétendu avant lui d’autres auteurs, dont Eugénie Brouillet, Henri Brun et José Woehrling. L’arrêt Blaikie (1979), qui force le retour au bilinguisme législatif et judiciaire, était fondé sur l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, et non sur la Charte canadienne. L’arrêt Ford (1988), qui suggère la règle du bilinguisme avec nette prédominance du français dans l’affichage commercial, serait « exclusivement » le fruit de l’interprétation de la Charte québécoise des droits et libertés, sans interférence de la Charte canadienne. Les arrêts Quebec Protestant School Boards (1984), Solski (2005) et Nguyen (2009), qui imposent l’admission dans les écoles anglaises du Québec de certains enfants en provenance du reste du Canada et de ceux faisant preuve d’un « parcours scolaire authentique », sont certes fondés sur la Charte canadienne, mais ils n’auraient eu, statistiquement parlant, qu’un effet marginal. Et, depuis le rapatriement, le Québec aurait globalement renforcé, selon les calculs savants de Bérard, son caractère français. Pour l’auteur, l’évidence est frappante au point où penser autrement équivaudrait à « ignorer la réalité ».

Reprenons chacun de ces éléments un à un.

Concernant l’arrêt Blaikie, il est vrai, les conclusions de la Cour suprême n’ont rien à voir avec la Charte canadienne. L’affaire est même antérieure au rapatriement de la Constitution canadienne de 1982. Aucun auteur n’a prétendu le contraire. C’est l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, qui a été utilisé pour réduire l’autonomie législative du Québec. Aucun mythe à déconstruire ici.

Au sujet de l’arrêt Ford, Bérard veut faire mal paraître les nombreux auteurs qui l’ont déjà donné en exemple pour illustrer la perte d’autonomie du Québec résultant du rapatriement. La thèse qu’il présente n’est pas nouvelle, mais elle est cette fois présentée avec suffisamment de sérieux pour qu’il soit justifié d’y répondre de façon plus soutenue.

Bérard invoque qu’une clause dérogatoire protégeait alors, de toute contestation fondée sur la Charte canadienne, la disposition de la loi 101 exigeant généralement l’usage exclusif du français dans l’affichage commercial. L’auteur note ensuite trois choses : 1) il ne restait que la Charte québécoise des droits et libertés pour contester ; 2) la notion de liberté d’expression qui y est prévue (et qu’on a utilisée pour attaquer la loi 101) a été interprétée semblablement à ce qu’on observait à l’époque aux États-Unis, en Europe et dans des instances internationales ; 3) on a exigé du Québec une preuve de proportionnalité (afin de déterminer si la violation d’un droit fondamental pouvait trouver une justification) comme c’était alors la pratique aux États-Unis, en Europe et dans des instances internationales. Bérard conclut alors que le rapatriement n’a eu aucune incidence sur l’issue du litige. Était-ce la fin d’un « mythe » ?

D’abord, rappelons-le, une clause dérogatoire protégeait à l’époque la disposition de la loi 101 encadrant l’affichage commercial de toute contestation fondée sur la Charte canadienne. Personne ne peut remettre en question ce fait. Mais une autre disposition de la loi 101 était également contestée dans l’arrêt Ford, celle exigeant l’usage exclusif du français dans les noms d’entreprises utilisés au Québec. Celle-ci n’était pas protégée par une clause dérogatoire et était donc attaquée en vertu des deux chartes des droits et libertés, la canadienne et la québécoise1. Bérard soutient que ce fait est sans importance. Il mentionne, au tournant d’un paragraphe, puis en quelques mots dans une note de bas page, que la disposition sur l’affichage commercial était « la pièce maîtresse de l’arrêt Ford », alors que celle sur les noms d’entreprises était « d’importance minime ». Ainsi, selon Bérard, qu’on utilise en partie la Charte canadienne en l’espèce pour contester la loi 101 serait un détail à balayer sous le tapis puisque la Cour consacrait toutes ses énergies à analyser la validité de la disposition sur l’affichage commercial, qui nourrissait principalement le litige entre les parties, et qui, elle, n’était attaquée qu’en vertu de la Charte québécoise des droits et libertés.

Or, considérant la nature de la mesure prévue dans chacune de ces dispositions, soit l’usage exclusif du français dans l’un et l’autre des cas, il faut admettre que la disposition encadrant les noms d’entreprises était aussi fondamentale dans Ford que celle portant sur l’affichage commercial. Elles disent, toutes deux, ce que pense la Cour de mesures imposant généralement une seule langue dans le domaine du commerce eu égard aux droits et libertés fondamentaux. Lorsque la Cour juge qu’exiger l’usage exclusif du français dans l’affichage commercial est contraire à la liberté d’expression, elle retient exactement le même raisonnement en ce qui a trait à l’usage exclusif du français dans l’utilisation des noms d’entreprises. Par conséquent, si exiger l’usage exclusif du français dans l’utilisation des noms d’entreprises viole, selon la Cour, la liberté d’expression prévue dans la Charte canadienne, on comprend que cette même Cour est d’avis que l’usage exclusif du français dans l’affichage commercial viole également la liberté d’expression prévue dans cette même Charte. Voilà un premier indice indiquant que la Charte canadienne était en jeu de l’arrêt Ford.

Pour s’en convaincre davantage, il suffit de reprendre, textuellement, les questions que se pose la Cour suprême dans le corps de sa décision. Bérard prétend que « la seule cause de l’invalidation de l’unilinguisme en matière d’affichage est… la Charte québécoise ». Pourtant, les deux mesures, celle exigeant l’usage exclusif du français dans l’affichage commercial (art. 58), et celle exigeant l’usage exclusif du français dans l’utilisation des noms d’entreprises (art. 69), y sont analysées par la Cour comme si partout la Charte canadienne était utilisée pour attaquer la loi 101. Les questions qu’elle se pose dans Ford font référence simultanément aux deux chartes, comme si l’une et l’autre étaient utilisées indistinctement pour attaquer la loi 101 :

VII. La liberté d’expression, garantie par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et par l’art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, comprend-elle la liberté de s’exprimer dans la langue de son choix ?

VIII. La garantie de liberté d’expression s’étend-elle à l’expression commerciale ?

Il nous faut donc déterminer, en l’espèce, si la garantie de liberté d’expression à l’al. 2 b) de la Charte canadienne et à l’art. 3 de la Charte québécoise s’étend au type d’expression envisagé aux art. 58 et 69 de la Charte de la langue française, appelée par souci de commodité « expression commerciale »

IX. La restriction imposée à la liberté d’expression par les art. 58 et 69 de la Charte de la langue française est-elle justifiée en vertu de l’art. 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés ?

Ce détail, qui semble avoir échappé à la vigilance de Bérard (il n’en fait aucune mention), constitue un deuxième indice de l’importance qu’a joué la Charte canadienne dans l’arrêt Ford2.

S’il persistait quelque doute, Bérard ne peut nier que la Charte québécoise des droits et libertés a perdu son autonomie suite à l’entrée en vigueur de la Charte canadienne. Ainsi, même si cette dernière avait été complètement suspendue en raison d’une clause dérogatoire applicable à l’ensemble des dispositions de la loi 101 (ce qui n’était pas le cas, nous l’avons vu), c’est l’ombre de la Charte canadienne qui aurait guidé la Cour, et non la Charte québécoise.

À ce sujet, il aurait été intéressant que Bérard commente les passages suivants (dont il ne fait pas mention) retrouvés dans les décisions de la Cour d’appel et de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Ford, décisions portées en appel devant la Cour suprême du Canada et qui aboutissent à l’arrêt Ford en 1988. Ces dernières, plus scrupuleuses que la Cour suprême, semblaient ressentir le besoin de commenter l’application au Québec, malgré son opposition, de cette nouvelle conception des droits et libertés provoquée par le rapatriement et dont on faisait maintenant usage pour attaquer les lois québécoises. Selon le juge Claude Bisson de la Cour d’appel, se penchant sur la validité de la disposition encadrant l’affichage commercial : « On peut s’inspirer de ce qui a été dit au sujet de cette dernière [la Charte canadienne], depuis 5 ans, pour mettre en valeur la Charte québécoise des droits. » Et pour le juge Pierre Boudreault de la Cour supérieure, qui avait auparavant abordé les mêmes enjeux, il semble que la clause dérogatoire puisse être contournée en interprétant la Charte québécoise des droits et libertés à la lumière de la logique prévue dans la Charte canadienne :

[…] peut-être paradoxalement, depuis l’entrée en vigueur il y aura bientôt deux ans, de la Charte canadienne des droits et libertés, les tribunaux vont être portés à donner plus d’emphase à la Charte du Québec et à l’interpréter plus généreusement.

[…] il devrait être axiomatique que les Québécois devraient bénéficier des mêmes libertés et droits fondamentaux – dont le droit à une interprétation large et généreuse – que les autres Canadiens. Serait-ce parce que cette province se prévaut systématiquement et de façon fracassante du privilège que lui accorde l’art. 33 de la Charte canadienne [la clause dérogatoire] que ses citoyens se verraient privés de toute l’ampleur des droits garantis, dont celui de la liberté d’expression qui est dans les deux documents protégés en des termes quasi identiques.

Peut-on toujours sérieusement croire que l’arrêt Ford n’était fondé, d’aucune façon, sur la Charte canadienne ?

Bérard poursuit : « même si la Charte canadienne n’avait pas existé, rien n’indique que la décision de la Cour dans l’arrêt Ford aurait été différente ». Son argument est le suivant : à l’étape de la sauvegarde, lorsque la Cour suprême entend les motifs du Québec visant à justifier les dispositions de la loi 101 jugées contraires à la liberté d’expression, une preuve démontrant que la mesure à sauvegarder est proportionnelle à l’objectif législatif a été exigée. Selon lui, cette pratique aurait également cours ailleurs, dans d’autres instances aux États-Unis, en Europe et à l’international. Conclusion : la Charte canadienne n’a joué aucun rôle dans l’invalidation de la loi 101 puisque les exigences justificatives sont les mêmes à l’extérieur du Canada là où cette Charte n’est pas applicable.

Or, on peut bien admettre qu’une preuve de proportionnalité soit exigée partout sur la planète, cela ne dit absolument rien sur le degré de déférence qu’accordent ces autres instances à une mesure législative attaquée en vertu des droits et libertés fondamentaux. C’est pourtant ce que Bérard devait démontrer, soit que le degré de déférence était le même ailleurs3. Ainsi, que la notion de liberté d’expression ait été interprétée par la Cour suprême du Canada semblablement à ce qu’on a retenu ailleurs ; que cette Cour ait, à l’instar de ce qui est observable ailleurs aux États-Unis, en Europe ou à l’internationale, exigé une preuve de proportionnalité, rien de cela n’indique, pour reprendre la formule de Bérard, que la décision de la Cour dans l’arrêt Ford aurait été la même si la Charte canadienne n’avait pas existé. Retour donc à la case départ : cet arrêt illustre la perte d’autonomie du Québec résultant du rapatriement4.

Concernant les arrêts Quebec Protestant School Boards, Solski et Nguyen, Bérard reproche aux auteurs d’avoir craint une hécatombe qui ne s’est jamais statistiquement manifestée. Force est toutefois de constater que ceux-ci proposaient plutôt généralement des analyses au niveau des principes. Le débat entre Bérard et les auteurs n’a donc tout simplement pas lieu, pour l’essentiel, sur le même terrain. Le rapatriement a incontestablement amputé les compétences du Parlement québécois, là où il était autrefois souverain. Le débat sur le nombre d’enfants qui pourront être admis dans les écoles anglaises du Québec suite aux décisions de la Cour suprême est un tout autre débat.

Et si Bérard croit que la diminution de la marge de manœuvre du Québec en matière d’enseignement est insignifiante (avec l’enchâssement de la clause Canada dans la Constitution en 1982), on pourrait l’inviter à aller au bout de sa réflexion. Lorsqu’on réclamera le retour des dispositions originales de la loi 101 sur cette question (c’est-à-dire la clause Québec), il faut comprendre Bérard pourra indiquer qu’il ne s’y oppose pas. Car dans l’un ou l’autre des cas, entre la clause Québec ou la clause Canada, c’est, semble-t-il, du pareil au même.

Enfin, pour prouver que la Charte canadienne n’a pas été un obstacle à la volonté du Québec de renforcer son caractère français, Bérard ouvre soudainement son jeu à des considérations qui dépassent les simples implications de l’entrée en vigueur de la Charte canadienne. Pour ce faire, il entend procéder « à l’analyse exhaustive des lois québécoises adoptées depuis 1982 », qui touchent à tous les domaines relatifs à la langue. Après une analyse quantitative des différentes modifications apportées à la loi 101 depuis 35 ans, Bérard conclut que « pratiquement toutes les lois linguistiques adoptées par l’Assemblée nationale depuis les années 1980 tendent à consacrer le caractère français des institutions québécoises ». Au moins deux grandes difficultés surgissent.

Le premier problème avec « l’analyse exhaustive » de Bérard, c’est justement qu’elle manque d’exhaustivité. Celui-ci n’analyse ni la loi 57 (Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1983, c. 56), ni la loi 58 (Loi sur l’admissibilité à l’enseignement en anglais de certains enfants, L.Q. 1986, c. 46) ni la Loi modifiant la Loi concernant un jugement rendu par la Cour suprême du Canada le 13 décembre 1979 sur la langue de la législation et de la justice au Québec, L.Q. 1992, c. 37. Chacune de ces lois a eu pour effet de diluer la règle du français prévue dans la loi 101. On aurait aimé savoir ce que Bérard en pense.

L’autre problème avec l’analyse en question c’est qu’elle ne distingue d’aucune façon les modifications qui concernent le cœur de la loi 101 de celles qui, sans qu’elles ne soient dépourvues d’importance, concernent davantage des éléments accessoires. Ainsi, conclure que les 35 dernières années témoignent « d’une forte propension à l’unilinguisme institutionnel » apparaît pour le moins douteux. Sans refaire ici le travail que Bérard aurait pu faire (ou aurait dû faire), notons simplement que les conséquences en défaveur de la règle du français instituées par la loi 86 (Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1993, c. 40) ont probablement été à elles seules plus importantes que les effets favorables de toutes les autres lois modificatrices adoptées antérieurement ou subséquemment. Procéder à une analyse quantitative ne prouve rien d’utile, sauf à masquer la réalité. Ce n’est pas le nombre qui importe, mais bien la portée.

Le projet de loi 86, sanctionné le 18 juin 1993, l’admettait d’emblée dans ses notes explicatives : il prévoyait modifier la loi 101 « afin d’harmoniser certaines de ses dispositions relatives à la langue de la législation et de la justice, à la langue du commerce et des affaires et à la langue de l’enseignement avec les décisions rendues par différentes instances ». L’harmonisation en question était plutôt un euphémisme annonçant l’abdication du Québec, qui acceptait de réduire substantiellement la portée de la règle du français prévu jusque-là dans la loi 101. Cette dernière devait dorénavant intégrer le raisonnement préconisé principalement par la Cour suprême, notamment depuis le rapatriement de 1982.

Cela dit, Bérard doit-il refaire ses devoirs, ou peut-il s’esquiver en plaidant le nouveau visage du Canada, un pays où les droits des francophones ont « tout simplement explosé » depuis 1982 ? Voilà où veut maintenant nous transporter l’ouvrage de Bérard.

2) Les gains enregistrés par les francophones hors Québec ne sont-ils pas fragiles ?

Dans un deuxième temps, l’ouvrage veut démontrer que les premiers gagnants du rapatriement ont été les francophones hors Québec. Grâce à la Charte canadienne, ceux-ci se sont vus reconnaître un droit de gestion et contrôle de leurs institutions scolaires (arrêt Mahé, 1990 ; Renvoi manitobain sur les droits scolaires, 1993), ont pu forcer les provinces à construire des écoles de qualité équivalente aux écoles des majorités anglophones (arrêts Arseneault-Cameron, 2000 ; Association des parents de l’école Rose-des-Vents, 2015), et ont su trouver à la Cour suprême du Canada des juges sensibles à leur réalité, donc disposés par exemple à confirmer la compétence des tribunaux à se garder le pouvoir d’exiger des comptes des gouvernements fautifs suite au prononcé d’un jugement (arrêt Doucet-Boudreau, 2003).

Débordant de la seule analyse des affaires fondées sur la Charte canadienne, Bérard en rajoute en parlant du spectaculaire Renvoi manitobain sur les droits linguistiques (1985), où la Cour suprême impose au Manitoba le bilinguisme législatif et judiciaire après près d’un siècle d’abrogation illégale (l’affaire était fondée sur la loi constitutive du Manitoba, 1870). Enthousiaste, il transforme même en victoire l’arrêt Mercure (1988), qui reconnaît l’obligation de bilinguisme législatif et judiciaire de la Saskatchewan, et par ricochet de l’Alberta, mais qui confirme la compétence législative de ces provinces de l’abroger unilatéralement pour revenir à l’unilinguisme officiel (l’affaire était fondée sur l’Acte des Territoires du Nord-Ouest, applicable dans la région et intégré à la loi constitutive de ces deux provinces lors de leur création en 1905)5.

Soulignons d’abord ce qui mérite d’être confirmé ici : il est vrai, la Charte canadienne a été au cœur de plusieurs des grandes victoires enregistrées par les francophones hors Québec dans l’histoire canadienne. Elle a même inspiré plusieurs autres initiatives soutenant le bilinguisme institutionnel au Canada. La doctrine québécoise l’a-t-elle suffisamment reconnu ? Bérard croit que non, et il le déplore. Peut-être a-t-il raison. Il fait donc œuvre utile sur ce point avec son ouvrage et c’est tant mieux.

Mais en échange, on s’explique mal qu’on ait voulu systématiquement diminuer l’importance de certains grands revers enregistrés par les francophones hors Québec (et par la francophonie canadienne) devant le plus haut tribunal, ou qu’on eût même parfois tout simplement omis d’en faire mention. Non satisfait d’avoir travesti l’arrêt Mercure, qui est bizarrement présenté comme une victoire alors qu’il pave la voie au retour de l’unilinguisme officiel en Saskatchewan et en Alberta, Bérard tente l’esbroufe pour maquiller les raccourcis de sa pensée.

Le transporteur Air Canada viole les droits linguistiques de ses clients et s’en sauve sans devoir verser de dommages-intérêts (arrêt Thibodeau c. Air Canada, 2014) ? L’explication de Bérard : « un cas d’espèce ». On confirme que les procureurs de la ville de Saint-Jean au Nouveau-Brunswick peuvent plaider uniquement en anglais devant les tribunaux de la province, sans égard à l’égalité des deux communautés du Nouveau-Brunswick sanctionnée par la Charte canadienne, et même si le citoyen en cause réclame une instance en français (Charlebois c. Saint John [Ville], 2005) ? L’explication de Bérard : « un cas d’espèce ». L’Alberta peut maintenir son régime d’unilinguisme officiel malgré des promesses faites au métis à l’époque de la Confédération (arrêt Caron, 2015) ? La Colombie-Britannique peut exiger que tous les documents déposés devant ses tribunaux soient rédigés en anglais (arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique, 2013) ? Pas de « cas d’espèce » ici, Bérard se contente de pratiquer l’omission : il n’en souffle mot et ne mentionne ni l’un ni l’autre de ces arrêts.

Mais c’est pour mieux donner dans le péremptoire. Il déclare sans ambages que « la minorité anglo-québécoise n’a en effet tiré aucun profit, quel qu’il soit, de la Charte canadienne ». Il répète (à tort) que l’arrêt Ford n’a rien à voir avec le rapatriement, que l’arrêt Quebec Protestant School Boards n’a fait que donner accès à l’école anglaise au Québec à des enfants en provenance du reste du Canada et que les arrêts Solski et Nguyen ont ouvert la porte de ces écoles qu’à des enfants de parents allophones ou francophones. Selon Bérard, « [l]a Charte canadienne n’a ainsi eu aucune incidence sur les droits des Anglo-québécois dits “de souche” ».

Cette observation est pour le moins originale. L’intégration de nouveaux ayants droit dans les écoles anglaises, avec de nouveaux budgets (même minimes) pour le fonctionnement des institutions, n’est-elle pas un avantage qu’a tiré la communauté anglo-québécoise en lien avec l’application de la Charte canadienne ? Quoi qu’il en soit, si Bérard maintient qu’il ne faut calculer les gains qu’en fonction de ce qu’a pu tirer directement la population « de souche », il devra, par souci de cohérence, revoir sa liste des gains enregistrés par les francophones hors Québec et ne considérer que ceux qui ont profité à ces francophones « de souche ». Du droit le voilà qu’il passe à l’arithmétique…

La Cour suprême n’est pas la « tour de Pise francophile » qu’annonce Bérard. On aurait pu ajouter l’arrêt Société des Acadiens (1986), dans lequel on avait jugé que le droit constitutionnel d’employer le français devant les tribunaux du Nouveau-Brunswick ne donnait pas le droit d’être entendu par un juge comprenant directement cette langue sans l’intermédiaire d’un interprète. Car le renversement plusieurs années plus tard du raisonnement qu’il propose, à l’occasion de l’arrêt Beaulac (1999), n’efface pas le revers de 1986. On aurait pu également souligner ici l’affaire Commission scolaire francophone du Yukon (2015), où on refuse d’accorder à la commission scolaire française du territoire le pouvoir de définir elle-même les critères d’admissibilité à l’enseignement en français, pour qu’elle puisse voir à la croissance des institutions de la communauté francophone. Ces arrêts sont assurément davantage liés au troisième fait que veut rétablir Bérard, selon qui une interprétation asymétrique des droits linguistiques constitutionnels, favorable à toute la francophonie canadienne, s’est imposée malgré le « mythe » tenace à l’effet contraire.

3) La Cour suprême ne s’est-elle pas empêtrée dans la structure essentiellement symétrique des droits linguistiques constitutionnels ?

Dans un troisième et dernier temps, et c’est là, avec l’argumentation entourant l’arrêt Ford précité, la deuxième contribution d’importance de cet ouvrage, Bérard veut démontrer que la Cour suprême du Canada n’interpréterait pas symétriquement les droits linguistiques. Cette thèse, reprise depuis des décennies par une multitude d’auteurs, est renforcée en l’espèce par quelques observations originales tirées de jugements ne portant pas exclusivement sur l’interprétation de la Charte canadienne.

D’une part, la Cour suprême reconnaîtrait l’importance des mesures visant « la préservation et l’épanouissement » des langues officielles, mais uniquement pour parler de la langue française, y compris dans le contexte québécois. La terminologie utilisée serait ainsi semblable, qu’elle analyse la loi 101 (arrêts Solski et Nguyen) ou une mesure destinée à soutenir le français ailleurs au Canada (arrêts Mahé et Renvoi manitobain sur les droits scolaires). Ce constat prouverait, selon Bérard, la sensibilité de la Cour pour la seule des deux langues officielles qui est menacée : la langue française.

D’autre part, Bérard remarque que les ordonnances de la Cour suprême pour voir au redressement des torts subis par les francophones hors Québec ont parfois été drastiques (l’exigence de construire une nouvelle école dans la région des requérants plutôt que de financer le transport par autobus vers une école se trouvant à une heure de route dans une autre région, voir l’arrêt Arseneault-Cameron) alors que celles visant le Québec, du moins plus récemment, seraient empreintes d’un certain désir de flexibilité (une interprétation atténuante ou restrictive de la loi 101, plutôt qu’une déclaration d’inconstitutionnalité, voir Solski ; une déclaration d’inconstitutionnalité, suspendue pour une année, couplée d’indications devant guider l’adoption d’un nouveau règlement, voir Nguyen). Il y aurait même un niveau différent d’interventionnisme judiciaire, observable dans les cours d’appel provinciales, selon qu’on est en présence d’une institution de la communauté franco-ontarienne (concernant l’invalidité d’une directive gouvernementale diminuant le rôle de l’hôpital Montfort à Ottawa, voir l’arrêt Montfort, 2001) ou anglo-québécoise (concernant la validité d’une loi prévoyant la fusion de municipalités majoritairement anglophones à une nouvelle ville de Montréal de langue française, voir l’arrêt Westmount, 2001).

Ces observations font dire à Bérard, et c’est particulièrement là que ça se gâte, qu’« il n’existe en effet aucune corrélation entre un gain pour la minorité francophone hors Québec et l’essor de l’anglais au Québec ». Il pose la question, comme pour donner la réponse : « N’est-ce pas en vertu de celle-ci [l’asymétrie] que le fait français au Canada, incluant au Québec, a connu ses plus grandes victoires ? » Bérard dénonce ensuite, non sans raison, différentes interventions du procureur général du Québec en Cour suprême où des thèses opposées à celles soutenues par des organismes représentants des communautés francophones en situation minoritaire étaient au cœur de sa plaidoirie. Selon Bérard, ces interventions malheureuses, qu’il associe sans hésitation à une « lutte anti-francophone hors Québec », sont au compte de trois : dans les affaires Mahé en 1990, Beaulac en 1999 et Commission scolaire francophone du Yukon en 2015.

Que penser de cette lecture que tente d’imposer Bérard ?

D’abord, et n’en déplaise à l’auteur, force est d’admettre que les gains les plus importants des francophones hors Québec en Cour suprême l’ont été grâce à une application symétrique des droits linguistiques. L’arrêt Blaikie (1979), qui instaurait le bilinguisme législatif et judiciaire au Québec, pavait la voie du bilinguisme pour le Manitoba (arrêt Forest, 1979 ; Renvoi manitobain sur les droits linguistiques, 1985). L’arrêt Quebec Protestant School Boards, où on voyait dans la Charte canadienne des « mesures réparatrices uniformes », ouvrait la porte, grâce aux acquis institutionnels de la communauté anglo-québécoise, à la reconnaissance du droit de « gestion et contrôle » des institutions scolaires par les minorités linguistiques des autres provinces (voir l’arrêt Mahé). L’arrêt Beaulac, pour sa part, écartait le principe de l’interprétation prudente des droits linguistiques constitutionnels en échange de l’interprétation large de tous les droits linguistiques ; mettant ainsi à mal l’interprétation prudente de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, favorable à la politique linguistique québécoise (dans l’arrêt Macdonald, rendu en 1986, on avait jugé que l’article 133 ne contraignait pas la ville de Montréal à fournir de la documentation à caractère judiciaire en anglais, même aux citoyens qui en feraient la demande).

L’observation demeure intéressante : la Cour suprême a pu être radicalement déterminée pour redresser les torts commis à l’endroit des francophones hors Québec, d’une part, et d’autre part plus flexible – récemment – pour ramener à l’ordre le gouvernement du Québec. Même s’il s’agit davantage de la conséquence des réalités matérielles fort différentes des francophones hors Québec et des Anglo-Québécois (la situation institutionnelle des premiers et des seconds est incomparable), on peut y voir l’expression d’une forme d’asymétrie. Ce fait est toutefois sans commune mesure avec les gains que représentent l’imposition du bilinguisme législatif et judiciaire, la reconnaissance de l’autonomie institutionnelle et l’érection d’une doctrine de l’interprétation large de tous les droits linguistiques des minorités à l’échelle des provinces, au détriment de la politique linguistique québécoise. Or, dans tous ces cas, il s’agit de manifestations certaines d’une interprétation symétrique, qui s’est vue systématiquement défavoriser le Québec et son autonomie. Doit-on ensuite s’étonner des craintes exprimées par le procureur général du Québec ?

Deuxièmement, relever des indices d’asymétrie dans le discours de la Cour suprême, suggérer que les ordonnances de cette Cour peuvent être différentes durant une certaine période selon qu’il s’agisse ou non d’une affaire provenant du Québec, c’est une chose. Prétendre que l’asymétrie possède un niveau de certitude suffisant pour pouvoir minimalement en prédire les conséquences, permettant conséquemment aux plaideurs d’en faire les fondements de leur argumentation, c’est autre chose. Bérard ne fait pas cette distinction. Il attribue plutôt le peu de popularité de l’asymétrie en sol québécois à un « nationalisme méthodologique » hégémonique ayant consacré une « doxa » laissant « bien peu de place aux dissidents ».

L’auteur ne passe pas par quatre chemins : cette « doxa » défendue au Québec serait « dépourvue de tout fondement légal ». Pour preuve, il nous parle d’une « certaine doctrine francophone hors Québec » qui serait « d’une probité contrastante ». Ainsi, les travaux de chercheurs francophones provenant du reste du Canada ou œuvrant avec les francophones hors Québec, non aveuglés par le « nationalisme méthodologique », seraient porteurs de la Vérité que nous révèle Bérard.

Il faudra donc nous expliquer pourquoi, depuis l’adoption de la loi 101 en 1977, pas moins de neuf organismes représentants des communautés francophones en situation minoritaire sont intervenus contre le procureur général du Québec devant la Cour suprême, voire même dix si l’on considère Georges Forest – le Franco-Manitobain qui s’était opposé à la position du Québec dans l’affaire Blaikie – comme un représentant de la communauté franco-manitobaine (voir Blaikie, 1979 ; Macdonald, 1986 ; Solski, 2005 ; Nguyen, 2009). Jamais ceux-ci n’ont appuyé en Cour suprême les prétentions du procureur général du Québec. La « doctrine francophone hors Québec » leur aurait-elle été interdite ? Est-elle demeurée secrète ? De quel aveuglement sont-ils donc coupables ? Ou peut-être est-ce simplement que l’asymétrie est loin d’avoir la certitude que lui prête Bérard ?

L’auteur gagnerait également sur cette question à tenir ses références à jour. En 2015, dans la revue de droit Osgoode Hall Law Journal, Emmanuelle Richez démontrait que l’arrêt Solski devait ouvrir la porte à l’intégration de nouveaux élèves dans les écoles françaises du reste du Canada. Il faut donc poser la question : dans une affaire opposant des acteurs du Québec et qui concerne la loi 101, pour quelle raison la Cour, qui se dit explicitement sensible au contexte québécois et implicitement favorable à l’asymétrie, n’a-t-elle pas simplement confirmé l’interprétation que faisait le gouvernement du Québec du critère de la « majeure partie » dans l’évaluation d’une demande d’accès à l’école anglaise (celui-ci jugeait qu’un enfant devait justifier une fréquentation quantitativement plus importante de l’école anglaise que de l’école française pour y avoir droit) ? Pourquoi y est-elle allée d’une interprétation atténuante ou restrictive ouvrant la porte au concept de « parcours authentique » qu’elle reprend dans l’arrêt Nguyen (soit l’obligation d’évaluer l’intention honnête des parents de voir à l’intégration de leur enfant à la communauté anglophone) ? Réponse de Richez : la Cour suprême, dans l’arrêt Solski, parlait aux francophones hors Québec, qui ont besoin de ces enfants justifiant un « parcours authentique » pour garnir leurs écoles. En d’autres mots, si la Cour, dans une affaire opposant des acteurs du Québec et qui concerne la loi 101, ressent le besoin d’interpréter la Charte canadienne en prenant en considération les intérêts des francophones hors Québec, en tenant compte de l’impact qu’aura sa décision sur la francophonie canadienne, c’est nécessairement qu’il y a une forme de symétrie. Bérard, en 2017, aurait avantage à répondre à Richez, qu’il semble ignorer.

Il faudrait aussi trouver une réponse à la thèse d’André Braën, publiée aux Éditions Yvon Blais au début 2016 dans Un regard québécois sur le droit constitutionnel : mélanges en l’honneur d’Henri Brun et Guy Tremblay, démontrant que l’asymétrie existe bel et bien, mais dans le sens inverse : la Cour suprême s’est plus récemment montrée favorable à l’anglais au Québec et défavorable au français ailleurs au Canada. Ainsi, alors qu’on ouvre la porte de l’école anglaise au Québec aux enfants démontrant un « parcours authentique » dans les arrêts Solski et Nguyen, on trouve le moyen de confirmer que les procureurs de la ville de Saint-Jean au Nouveau-Brunswick peuvent plaider uniquement en anglais devant les tribunaux de la province et que la Colombie-Britannique peut exiger que tous les documents déposés devant ses tribunaux soient rédigés en anglais (arrêts Charlebois c. Saint John [Ville], 2005 ; Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique, 2013). Les arrêts Thibodeau c. Air Canada (2014) et Caron (2015) précités seraient de nouvelles manifestations de cette asymétrie inversée. On ne peut que suggérer à Bérard de prendre connaissance de la thèse de Braën, publiée plus d’un an avant la parution de son ouvrage.

Enfin, alors que Bérard voit de l’asymétrie partout, il est pour le moins frappant de constater qu’il impute une vision symétrique des droits linguistiques à la plaidoirie du procureur général du Québec dans l’affaire Beaulac. Or, cette intervention en Cour suprême se voulait une façon d’empêcher l’application sur le territoire québécois d’un article du Code criminel (une loi fédérale) consacrant le droit à un procès dans la langue officielle de son choix (avec ce que cela implique de contradiction avec la politique linguistique québécoise : des juges bilingues, des procureurs bilingues, des employés bilingues dans les palais de justice, etc., donc l’exigence de l’anglais à l’embauche partout). Car jusque-là, le Québec était uniquement astreint aux obligations de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 (qui donnait alors le droit aux acteurs québécois de la justice d’utiliser le français ou l’anglais, au choix). L’article 133 n’étant applicable qu’à une seule province, le Québec, on pourrait donc voir une forme d’asymétrie dans l’intervention du procureur général du Québec, puisque la suspension de l’article du Code criminel sur le territoire québécois n’aurait en rien affecté son applicable dans les autres provinces, au bénéfice des francophones. Car si l’asymétrie est un fait avéré, on pourrait croire que les implications de 133 au Québec n’auront pas nécessairement de répercussions sur les dispositions semblables applicables au Manitoba et au Nouveau-Brunswick. À moins que Bérard admette que se manifestent des relents de symétrie à la Cour suprême ?

Le procureur général n’est donc intervenu que deux fois pour présenter des thèses opposées à celles soutenues par des organismes représentants des communautés francophones en situation minoritaire, c’est-à-dire dans les affaires Mahé en 1990 et Commission scolaire francophone du Yukon en 20156. Selon Bérard, l’objectif était, à ces occasions, de « faire échec [aux] revendications des droits francophones » ou de leur « nuire délibérément ». Du reste, l’auteur croit qu’il n’y aurait aucune justification à ces interventions puisque l’asymétrie est une « évidence factuelle ».

Dans les circonstances, on pourrait donc penser que l’irresponsabilité du procureur général du Québec eut été sans conséquence puisque l’on peut mettre en doute les chances de succès d’une plaidoirie fondée sur la symétrie, une position, de l’avis même de Bérard, « dépourvue de tout fondement légal » ? Or, bizarrement, Bérard impute intuitivement à la position du Québec l’échec des francophones hors Québec dans l’affaire Commission scolaire francophone du Yukon, alors que « la Cour, possiblement mise mal à l’aise par la position de Québec », aurait rejeté leurs revendications. N’est-il pas particulièrement troublant, si on applique la logique de l’auteur, de voir la Cour suprême rendre une décision en se fondant sur une plaidoirie « dépourvue de tout fondement légal » ?

35 ans après le rapatriement, 40 ans après l’adoption de la loi 101, cet ouvrage arrive à point même si Bérard s’adresse essentiellement à la communauté juridique, ne faisant preuve d’aucune volonté affichée de vulgariser son propos (l’ouvrage présente une imposante collection de citations longues tirées de jugements de la Cour suprême du Canada, dont plusieurs sont récitées plus d’une fois in extenso). Tout observateur intéressé par la question des droits linguistiques au Québec et au Canada y trouvera un matériau utile. Sa pertinence ne s’établit cependant pas par ce qu’il affirme et par la Vérité qu’il révèle. Il s’agit plutôt d’un contre-exemple à haute valeur pédagogique. L’ouvrage n’a pas les moyens de ses ambitions. À vouloir trop en faire on finit par se blesser. Bien que Bérard ne réussisse pas à démontrer ses thèses, puisqu’il ne met fin à aucun « mythe » (?), il réussit néanmoins l’exploit de ridiculiser à peu près tout ce qui s’est dit sur les droits linguistiques depuis le rapatriement, tout en nous permettant de confirmer : 1) que la Charte canadienne a amputé la compétence du Québec en matière linguistique ; 2) que les Anglo-Québécois ont fait des gains grâce à cette Charte, et que ceux enregistrés par les francophones hors Québec, bien que réels, demeurent fragiles ; 3) que des indices pointent en direction de l’asymétrie même si la Cour suprême est incapable de rejeter toute vision symétrique des droits linguistiques.

Charte canadienne et droits linguistiques : pour en finir avec les mythes n’a pas le dernier mot sur la question des droits linguistiques au Québec et au Canada. L’auteur voulait en finir alors que le travail ne fait que commencer. S’il faudra y revenir, un bon début serait de corriger les coquilles suivantes, qui se sont glissées dans l’ouvrage :

– On y indique que la loi 178 (Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1988, c. 54) imposait en 1988 l’usage exclusif du français dans l’affichage commercial intérieur pour « les entreprises de cinq employés et plus ». Or, la loi 178 imposait l’usage exclusif du français dans l’affichage commercial intérieur pour « les entreprises employant moins de cinquante, mais plus de cinq personnes, lorsque ces entreprises partagent avec au moins deux autres entreprises l’usage d’une marque de commerce, d’une raison sociale ou d’une dénomination servant à les identifier auprès du public ». Autrement, avec la loi 178, l’affichage commercial intérieur pouvait être bilingue avec nette prédominance du français.

– On y indique que la loi 171 (Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 2000, c. 57) reconnaissait en 2001 « un droit acquis pour les arrondissements reconnus comme bilingues […] à l’exception des arrondissements ne pouvant démontrer que leur population compte plus de 50 % de résidents de langue maternelle anglaise ». Or, la loi 171 reconnaissait un droit acquis jusqu’à ce que le statut bilingue « soit, à leur demande, retiré par le gouvernement ». Ainsi, selon la loi 171, les municipalités et organismes reconnus bilingues « en vertu des anciennes dispositions de l’article 29.1 de la Charte de la langue française, sont réputés reconnus selon les nouvelles dispositions ». Autrement dit, lors des fusions, les arrondissements conservaient leur ancienne reconnaissance sans avoir à démontrer quoi que ce soit.

– On y indique que la loi 104 (Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 2002, c. 28) rétablissait en 2002 l’exigence de l’Administration de communiquer uniquement en français avec les personnes morales établies au Québec, ce qui est vrai, mais l’ouvrage ne mentionne nulle part que cette modification n’est jamais entrée en vigueur. Il s’agit d’ailleurs de la seule disposition de la loi 104 qui n’est jamais entrée en vigueur.

– On y indique que la loi 104 prévoyait en 2002 la fusion de la Commission de protection de la langue française avec le Conseil supérieur de la langue française. Or, avec la loi 104, les pouvoirs de la Commission de protection de la langue française ont plutôt été intégrés au mandat de l’Office québécois de la langue française.

– On y écrit que l’arrêt Gosselin (il y était question de parents francophones québécois qui tentaient d’inscrire leurs enfants à l’école anglaise au Québec) a été rendu en 2009 alors qu’il a été rendu en 2005.

 

Table de la jurisprudence

Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, [2000] 1 R.C.S. 3

Association des parents de l’école Rose-des-Vents c. Colombie-Britannique (Éducation), [2015] 2 R.C.S. 13

Ballantyne, Davidson et McIntyre c. Canada, Communication nos 359/1989 et 385/1989, doc. N.U. CCPR/C/47/D/359/1989 et 385/1989/Rev.1 (1993)

Caron c. Alberta, [2015] 3 R.C.S. 511

Charlebois c. Saint John (Ville), [2005] 3 R.C.S. 563

Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), [2015] 2 R.C.S. 282

Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique [2013] 2 R.C.S. 774

Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790

Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3

Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712 ; [1987] R.J.Q. 80 (C.A.) ; [1985] C.S. 147

Gosselin (Tuteur) c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 238

Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des services de santé), 2001 CanLII 21164 (ON CA) [Montfort]

Macdonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460

Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342

Manitoba (Procureur général) c. Forest, [1979] 2 R.C.S. 1032

Nguyen c. Québec (Éducation, Loisir et Sport), [2009] 3 R.C.S. 208

Québec (Procureur général) c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016

Québec (Procureur général) c. Quebec Association of Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66

R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768

R. c. Mercure, [1988] 1 R.C.S. 234

Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721 [Renvoi manitobain sur les droits linguistiques]

Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839 [Renvoi manitobain sur les droits scolaires]

Société des Acadiens c. Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549

Solski (Tuteur) c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 201

Thibodeau c. Air Canada, [2014] 3 R.C.S. 340

Westmount (Ville) c. Québec (Procureur général), 2001 CanLII 13655 (QC CA)

1 En décembre 1988, lorsque la Cour suprême rend sa décision, certaines dispositions seulement de la loi 101 étaient protégées par une clause dérogatoire de la Charte canadienne. En réaction au rapatriement constitutionnel qui s’était fait malgré l’opposition de l’Assemblée nationale, une telle clause avait été ajoutée en 1982 à toutes les lois québécoises. Puis, à partir de ce moment, le gouvernement de René Lévesque avait décidé de généraliser cette pratique avec chaque nouvelle loi adoptée subséquemment. Ainsi, lorsque la loi 101 est modifiée en 1983 (la loi modificatrice entrera en vigueur en 1984), toutes les dispositions concernées par cette loi de 1983 se trouvaient protégées par la clause dérogatoire qui s’y trouvait (dont la disposition portant sur l’affichage commercial, qui avait reçu quelques changements cosmétiques à cette occasion). Au contraire, les dispositions de la loi 101 qui sont demeurées intactes en 1983, dont celle portant sur l’utilisation des noms d’entreprises, se trouvaient épargnées, donc sans protection (la clause dérogatoire qui avait été ajoutée pour toute la loi 101 en 1982 était périmée en 1988, car cette clause dérogatoire de la Charte canadienne n’est valide que pour une période de 5 ans). C’est ce qui explique que seule cette dernière disposition a pu être attaquée à l’aide de la Charte canadienne.

2 Le 15 décembre 1988, le jour où la Cour suprême rendait sa décision dans l’affaire Ford, le plus haut tribunal du pays se prononçait également dans l’affaire Devine, qui portait elle aussi sur la constitutionnalité de la loi 101. Bérard en est conscient et juge ne pas avoir à en traiter « [c]ompte tenu du caractère parfois redondant de ces deux arrêts » (Ford et Devine). Or, l’arrêt Devine contient un nouvel indice de l’implication de la Charte canadienne dans la contestation de la disposition de la loi 101 encadrant l’affichage commercial. Dans cette affaire, la disposition encadrant l’affichage commercial est attaquée uniquement en vertu de la Charte québécoise des droits et libertés (comme dans Ford), mais les dispositions prévoyant des exceptions à la règle de l’affichage, qui n’étaient pas attaquées dans Ford et qui ne sont pas protégées par une clause dérogatoire, le sont dans Devine en vertu des deux chartes, la canadienne et la québécoise. Lorsque la disposition encadrant l’affichage commercial est déclarée contraire aux droits et libertés de la Charte québécoise, et les exceptions contraires aux droits et libertés des deux chartes, la Cour suprême analyse la preuve justificative du Québec en s’appuyant simultanément sur les clauses de sauvegarde des deux chartes, comme si la disposition encadrant l’affichage commercial avait été attaquée en vertu de l’une et l’autre des chartes, y compris la canadienne. On comprend que la Cour suprême, sur le fond, ne fait pas cette distinction entre les chartes comme le propose Bérard. La Charte canadienne était en jeu partout.

3 Bérard écrit d’ailleurs, plus tôt dans son argumentation, que la « Charte québécoise semble inciter à une plus grande déférence envers les mesures étatiques que ne le ferait la Charte canadienne ».

4 Bérard croit pouvoir clore le débat lorsqu’il rappelle que le Comité des droits de l’homme de l’ONU a rendu un avis, dans l’affaire Ballantyne, « identique à celui rendu dans l’arrêt Ford ». Il omet toutefois de préciser que l’ONU rejette l’argument fondé sur le droit à l’égalité, alors que la Cour suprême du Canada le retient, et que l’ONU est divisée sur la question de la liberté d’expression, donc que son avis contient une dissidence (à l’effet qu’exiger généralement l’usage exclusif du français dans l’affichage commercial peut se justifier dans le contexte québécois), alors que la Cour suprême est unanime. L’avis de l’ONU n’est donc pas identique à l’arrêt Ford.

5 Parlant du choix de la Saskatchewan et de l’Alberta de revenir à l’unilinguisme officiel en 1988, Bérard croit qu’« il est difficile d’en faire porter le blâme à la Cour et à sa décision dans Mercure ». Une affaire gravit tous les échelons du système judiciaire, pour se rendre au sommet, devant la Cour suprême du Canada, et Bérard soutient que l’issue était « inévitable » puisque le droit était alors « sans ambiguïté ». Quelqu’un quelque part ne pouvait-il pas s’en rendre compte avant ?

6 Mais même réduite à deux fois, ces interventions demeurent difficilement défendables considérant les intérêts évidents qu’ont en commun les francophones du Canada. La francophonie doit trouver un moyen de surmonter les difficultés structurelles imposées par les mécanismes propres au fonctionnement d’une fédération et par l’architecture des droits linguistiques prévus dans la Constitution canadienne. Les recherches sur l’asymétrie doivent se poursuivre.