Les feux de la Confédération: d’où vient cette Constitution de 1867?

Jean-François Nadeau | Le Devoir

Le feu gronde. Les draperies et les couvertures d’une chambre du Westminster Palace Hotel sont en flammes. Nous sommes à Londres, en 1866. John A. Macdonald, un des Pères de la Confédération, futur premier ministre de ce nouvel ensemble colonial, est réveillé en pleine nuit par les flammes qui le lèchent. Il est brûlé vif. Heureusement, son ancien adversaire politique, George-Étienne Cartier, arrive en trombe pour l’aider. Hospitalisé, Macdonald va s’en tirer de justesse. Il a eu de la chance.

Qu’est-il arrivé ? Officiellement, Macdonald s’est assoupi. Une chandelle est tombée. Le feu l’a surpris. Et l’on devine le reste. Mais ceux qui connaissent Macdonald — et ils sont nombreux à Londres — savent que son habitude de s’enivrer a pu le conduire jusqu’à son malheur. Un de ses biographes, Richard Gwyn, explique d’ailleurs qu’en cette année où se tient la conférence de Londres qui doit conduire à l’adoption d’une loi constitutionnelle, l’alcoolisme de Macdonald s’aggrave. À l’époque, déjà, ce trait marquant de sa personnalité n’est plus un secret pour personne. Pour cause d’ivresse, Macdonald doit même quitter à l’occasion les scènes où il doit prendre la parole.

Mais Londres ne lui en tient pas rigueur. Au contraire. Entre Londres et lui, c’est une histoire d’amour. Macdonald est admis dans les clubs les plus distingués de la capitale. Il est même un des membres du prestigieux Athenaeum Club. On le connaît partout dans « la belle société ».

Dans la crypte de la cathédrale Saint Paul, en plein coeur de la capitale anglaise, on trouve encore un imposant buste de marbre de Macdonald où il est montré décoré des plus hautes distinctions de l’Empire. Sur le socle gravé, ces mots du « Premier of the Dominion of Canada » : « A British subject I was born a British subject I will die. » Britannique un jour, britannique toujours pourrait être la devise de cet homme de l’Empire.

Après l’écrasement des Patriotes de 1837-1838, le Bas-Canada (le Québec) et le Haut-Canada (l’Ontario) ont été rassemblés dans ce qui est appelé la Province du Canada, ou le Canada-Uni. La situation est loin d’être stable. Depuis que le parlement du Canada-Uni, installé à Montréal, a été incendié en 1849 par une foule outrée qu’on puisse verser des indemnités à la suite de la répression des Patriotes, le Parlement canadien est devenu en quelque sorte itinérant. Il siège à Toronto en 1850-1851, puis à Québec de 1852 à 1856.

Le revoici à Toronto pour les trois années suivantes. Puis de nouveau à Québec, de 1860 à 1866, tandis qu’on s’affaire à construire à Bytown, désormais connue sous le nom d’Ottawa, un nouvel édifice imposant, selon les souhaits de Sa Majesté la reine Victoria. En 1864, un projet d’union plus large se met concrètement en place. Londres souhaite que ses autres colonies d’Amérique du Nord se regroupent elles aussi.

Les intérêts d’hommes comme John A. Macdonald, Alexander Galt, Thomas d’Arcy McGee, Charles Tupper ou George-Étienne Cartier sont étroitement liés à ceux du développement de l’Empire britannique en général et à l’élaboration d’un chemin de fer en particulier. Dans leurs discours, le chemin de fer revient sans cesse comme un leitmotiv.

Deux conférences préparatoires ont lieu avant qu’on ne se rende à Londres. À Charlottetown en septembre 1864, puis à Québec le mois suivant. À Québec, on adopte 72 résolutions qui servent de base au British North America Act de 1867.

Durant ces deux conférences, on boit et on mange beaucoup, jusqu’à tard dans la nuit. Pour la seule conférence de Charlottetown, les délégués du Canada ont apporté en bateau pour 13 000 $ de champagne. C’est dire que le feu commun que l’on tente d’allumer lors de ces rencontres est passablement arrosé.

On se rend ensuite à Londres pour faire adopter officiellement le projet. C’est à cette occasion que John A. Macdonald est brûlé. Le projet constitutionnel d’union de trois colonies britanniques (le Canada-Uni, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse), sous une forme fédérative de gouvernement, est définitivement adopté par le Parlement de Londres et signé par la reine Victoria le 29 mars 1867. Il entre en vigueur le 1er juillet suivant.

Ce jour-là, Macdonald est sacré par la reine chevalier commandeur de l’Ordre du Bain, et plusieurs de ses compagnons, dont Cartier, sont élevés par la même occasion dans la haute hiérarchie britannique. À son retour au Québec, on fait un triomphe à Cartier.

Interprétations

Pour plusieurs historiens et politologues, la Constitution de 1867 est à envisager selon les termes d’une définition économique, au sens où il s’agit d’abord et avant tout de mettre en avant des opérations de finances publiques et d’appuyer, ce faisant, un projet majeur dans la foulée d’une perspective coloniale : l’ouverture de nouvelles régions et l’exploitation de ressources grâce au développement d’un lien physique, le chemin de fer.

C’est en effet beaucoup le feu des chaudières des locomotives qui conditionne l’édification du Dominion du Canada. George-Étienne Cartier, par exemple, ne se soucie guère de questions de conflit d’intérêts en la matière. Il est ouvertement au service de compagnies ferroviaires à titre d’avocat, tout en soumettant volontiers en chambre leurs requêtes par la suite. En 1872, lors de la campagne électorale, le public découvrira ce dont il se doute déjà : les magnats du chemin de fer financent grassement l’activité politique de plusieurs de ces personnes.

Mais les interprétations données à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique varient. Et, en un sens, cet affrontement des visions finit par compter presque autant que le document lui-même.

Dans la perspective canadienne-française traditionnelle, la Confédération est un pacte entre deux nations. Cette vision, idéalisée très longtemps dans l’univers canadien-français, constitue pendant longtemps la ligne de défense pour soutenir l’idée d’un Canada binational.

C’est sur cette vision, sans cesse écorchée lorsqu’elle se frotte à la perception contraire, qui fait dire à un groupe d’intellectuels réunis en 1922 dans une enquête baptisée Notre avenir politique que la Confédération va vite mourir.

Cette vision binationale du Canada sera longtemps à la base des points de vue d’un grand nombre de penseurs, de Lionel Groulx à Claude Ryan en passant par Léon Dion, André Laurendeau et Richard Arès.

Mais pour des esprits pétris par une conception strictement juridique du contrat, il s’agit plutôt d’une alliance entre différentes composantes coloniales. Dans ce cadre, la notion d’un pacte binational au bénéfice du Canada français n’a pas de place. Ce sera la thèse défendue par un acteur majeur du droit, le juriste Frank R. Scott de l’Université McGill.

Scott inspirera fortement la vision d’un Pierre Elliott Trudeau en la matière, laquelle trouve par ailleurs nombre d’appuis, notamment du côté d’un Eugène Forsey.

Dans cette perspective juridique, le pacte ne trouve pas place. Le Canada de 1867 est au contraire un cadre légal, une union entre différentes composantes qui ne tient pas compte de données sociologiques particulières. Après la fin en queue de poisson des travaux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, c’est cette vision qui va triompher avec l’élection de Pierre Elliott Trudeau, puis l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1982.

Comme l’observe très tôt le jésuite Richard Arès, la thèse d’un Canada de 1867 fondé sur une dualité nationale reçoit sans cesse, au moins à partir de 1931, de nombreux coups durs « de la part des intellectuels anglo-canadiens […] et du gouvernement fédéral ». Après la mort de l’accord du lac Meech en 1990, on ne trouvera plus guère de ténors pour chanter bien fort la vie de cette idée.

L’affrontement continuel de ces visions pendant des décennies conduira à une sorte d’impasse. Plusieurs éprouveront cette situation comme un argument de plus pour sortir par la porte d’en arrière de ce contrat fédéral. C’est le cas, par exemple, de René Lévesque, fondateur en novembre 1967 du Mouvement souveraineté-association (MSA), de même que de plusieurs partis ou groupes politiques ouvertement souverainistes à partir du début des années 1960.

Depuis des décennies, en somme, les flammes qui brûlent autour des différentes interprétations de la Constitution du Canada ne parviennent jamais tout à fait à disparaître derrière les nuages de fumée des feux d’artifice lancés au soir du 1er juillet.

 

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