La symphonie inachevée

Michel David | Le Devoir

 

Au moment de quitter ce monde, Camille Laurin se félicitait des effets de la loi qu’il avait fait adopter avec une rare détermination vingt ans plus tôt. « Cette loi a atteint son objectif de libérer les Québécois, confiait-il à son biographe, Jean-Claude Picard. On ne pourra jamais revenir aux conditions qui existaient avant 1976. Il n’y aura plus jamais de retour en arrière. Les francophones ont pris goût à la liberté et ont appris à assumer le pouvoir politique et économique. » Et pourtant…

 

Il ne fait aucun doute que la Charte de la langue française a changé le visage du Québec et les Québécois eux-mêmes comme aucune autre loi ne l’a fait. Il y a le Québec d’avant la loi 101 et celui d’après. Si profonde qu’elle soit, cette transformation n’a toutefois pas réussi à effacer totalement deux siècles d’infériorisation et à donner aux Québécois suffisamment confiance en eux pour les décider à franchir la dernière étape.

 

Alors que le docteur Laurin la considérait comme une étape vers l’indépendance, Stéphane Dion a plutôt vu la loi 101 comme « une grande loi canadienne », dans la mesure où elle a suffisamment rassuré les Québécois sur l’avenir de leur langue et de leur culture pour que l’indépendance ne leur apparaisse plus comme une nécessité. Ce qui explique peut-être que le Parti libéral du Québec, qui s’était opposé férocement à son adoption, a fini par s’y résigner, tout en la défendant le moins possible.

 

Est-ce vraiment ce qui explique la désaffection pour la souveraineté ? En 1995, alors que la situation du français semblait encore aller en s’améliorant, 60 % des francophones ont appuyé le Oui. Vingt-deux ans plus tard, alors que les signes de recul se multiplient, ils sont moins de 45 % à la faire.

 

Même si l’anglais est en progression dans les milieux de travail, la loi 101 a puissamment contribué à la promotion économique des francophones et à leur ouvrir l’accès aux postes les plus lucratifs. Force est toutefois de constater que ces réussites individuelles, si remarquables soient-elles, n’ont pas généré l’audace et la fierté collectives qui sont une condition essentielle au succès du projet indépendantiste. Soucieuse de profiter en paix de son opulence, la nouvelle élite économique s’est plutôt empressée de rallier le camp fédéraliste.

 

Les mauvais souvenirs ont été refoulés. Il est troublant de constater qu’une majorité de francophones (53 %) est favorable à un assouplissement des dispositions qui régissent l’accès à l’école primaire et secondaire anglaise, selon le sondage Léger dont Le Devoir publie aujourd’hui les résultats. On peut comprendre les parents francophones de souhaiter un meilleur apprentissage de l’anglais pour leurs enfants, mais il faut être inconscients pour ne pas voir le danger d’un tel retour au passé.

 

Sans l’obligation légale de fréquenter l’école française, les enfants d’immigrants s’inscriraient massivement à l’école anglaise et les résultats de 40 ans de loi 101 seraient rapidement effacés. Il ne faut pas se faire d’illusions : trop peu sûrs d’eux-mêmes et faciles à culpabiliser, les francophones ne projettent pas l’image d’une société et d’une culture suffisamment fortes pour que les nouveaux arrivants aient spontanément envie d’y adhérer.

 

En 1988, la pression populaire avait forcé Robert Bourassa à utiliser la clause dérogatoire pour maintenir la règle de l’unilinguisme français dans l’affichage commercial, mais cette pression n’existe plus. À quand remonte la dernière manifestation de masse pour défendre le français ? Le premier ministre Couillard a décrété que celui-ci se portait bien au Québec et son gouvernement s’inquiète maintenant du sort des communautés anglophones. Ce qui n’empêche pas le PLQ de se maintenir en tête des sondages.

 

Comme pour justifier leur inaction, les chefs du Parti québécois ont répété les uns après les autres que l’indépendance serait la meilleure modification à la loi 101, mais la tenue d’un référendum a été renvoyé à un très hypothétique deuxième mandat et rien ne garantit qu’il ne serait pas encore reporté.

 

N’eût été la ténacité de Camille Laurin, René Lévesque n’aurait jamais osé aller au-delà d’un rafistolage de la loi 22. Pierre Curzi avait aussi forcé la main de Pauline Marois, qui s’était résignée à ce que l’extension des dispositions de la loi 101 au niveau collégial soit inscrite dans le programme du parti.

 

On ne voit cependant pas qui a la capacité ou même simplement le désir de convaincre Jean-François Lisée que la situation exige davantage que les mesures dont il estime le coût politique suffisamment négligeable. Quarante ans après son adoption, la Charte de la langue française ressemble à une symphonie inachevée, mais en voyant leur parti dégringoler dans les sondages, les délégués au congrès du mois prochain vont sans doute décider que cela aussi peut attendre.

 

 

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