Penser dans le siècle: «L’Action nationale», une revue centenaire

LE DEVOIR | Robert Laplante et Denis Monière – Respectivement directeur de la revue «L’Action nationale» et président de la Ligue d’Action nationale

 

La revue L’Action nationale célèbre cette année un siècle d’existence. Elle occupe une place unique dans l’histoire intellectuelle du Québec parce qu’elle a su résister à l’usure du temps et qu’elle a attiré les penseurs les plus aguerris. Cette exceptionnelle longévité s’explique par la pertinence de ses choix éditoriaux et par l’engagement indéfectible de ses bénévoles.

L’abbé Lionel Groulx a participé à la création de la revue mensuelle «L’Action française», premier nom de «L’Action nationale». Historien, Groulx devient le premier rédacteur de la revue. Photo: Université de Montréal Wikipédia

 

Lire l’ensemble de sa production, c’est opérer une véritable coupe transversale dans l’histoire du Québec. Tous les grands thèmes essentiels qui ont charpenté le combat national et animé les débats sociaux s’y retrouvent. Des idées phares y ont été parfois formulées pour la première fois, d’autres s’y sont enrichies du débat et de la confrontation des points de vue.

 

La revue est née en 1917 sous le nom de L’Action française et elle a d’abord servi d’organe de combat à la Ligue des droits du français, où se retrouvent le jésuite Papin-Archambault, des avocats comme Antonio Perrault et Anatole Vanier, qui épaulent Omer Héroux du journal Le Devoir, lequel ne ménage aucun effort pour en faire une revue de haute tenue. C’est l’époque du combat pour le bilinguisme des institutions fédérales, de la lutte contre le règlement XVII ontarien, de la première crise de la conscription.

 

Lorsque Lionel Groulx en devient le directeur en 1920, la revue trouve un dynamisme exceptionnel, elle élargit ses champs d’intérêt, approfondit ses thèmes et lance de grands chantiers de réflexion qui auront des impacts majeurs sur les débats et la société du temps. Elle ne tardera pas à s’imposer comme un efficace instrument d’action intellectuelle et deviendra un laboratoire d’idées pour engendrer l’action. Devenue un temps L’Action canadienne-française avant de trouver son nom actuel, L’Action nationale, la revue, tout au long de son histoire, a su s’attirer des collaborateurs dynamiques et créatifs, très souvent parmi les plus illustres penseurs en provenance des divers champs de la culture et de divers horizons idéologiques.

 

Laboratoire d’idées

L’ambition initiale fut poursuivie de génération en génération par les meilleurs esprits du Québec : les Édouard Montpetit, Esdras Minville, les Laurendeau père et fils, Roger Duhamel, Gérard Filion, Jean Drapeau, Pierre Laporte, Jean-Marc Léger, François-Albert Angers, Jacques Genest, Rosaire Morin, qui ont tous oeuvré à la direction de la revue ou de la Ligue d’action nationale. Il faut leur rendre hommage pour cette remarquable réussite collective.

 

Une revue, une telle entreprise intellectuelle, ne peut connaître une si exceptionnelle longévité qu’à la condition de rester en phase avec les enjeux nationaux et d’y réfléchir dans des analyses qui animent les débats de société. Elle ne peut durer qu’à la condition de s’imposer la rigueur et la discipline intellectuelle requises pour que les débats soient constructifs, pour qu’ils servent à construire un espace pour la pensée. C’est une tâche sans cesse à refaire et dont L’Action nationale s’est acquittée avec succès, cela s’impose d’évidence à quiconque considère l’ensemble de sa production, celle d’hier comme celle d’aujourd’hui. De ce point de vue, notre revue peut être considérée comme le miroir intellectuel du Québec moderne. En tant que laboratoire d’idées, elle a lancé plusieurs combats qui ont permis au peuple québécois de s’affirmer. Elle en a soutenu d’autres qu’elle a épaulés de ses contributions et de son influence.

 

Elle a d’abord assumé la relève du sentiment national en réhabilitant et en relançant l’indépendance nationale comme proposition politique, en menant sous l’égide de Lionel Groulx la bataille du français et de la revendication d’égalité de traitement pour notre peuple dans le cadre canadien. Sous la direction d’Esdras Minville et de François-Albert Angers, elle s’est aussi engagée dans le combat pour la reconquête du pouvoir économique en suscitant les premières formulations de ce qui deviendra le programme de la Révolution tranquille (nationalisation des ressources naturelles, canalisation de l’épargne, etc.) et en menant des campagnes pour améliorer la formation économique des jeunes, pour l’achat chez nous et pour soutenir le mouvement coopératif. Pour l’essentiel, les idées et projets défendus dans ses pages se sont progressivement matérialisés.

 

Même si, à ses débuts, elle avait entrevu et courtisé l’idée d’indépendance, la revue a néanmoins assumé le destin national dans le cadre du fédéralisme canadien pendant plus de soixante ans. Elle a espéré, comme toutes les élites d’alors, qu’une réforme de la Constitution canadienne pourrait instituer la reconnaissance de l’égalité entre les deux peuples fondateurs. Elle était en cela au diapason du nationalisme canadien-français qui légitimait le cadre politique canadien au nom de la survie des minorités francophones. En 1967, elle a pris le virage de l’affirmation majoritaire et de l’indépendance, et elle cherche depuis à maintenir le cap en gardant la cohérence politique nécessaire. Elle s’évertue à dissiper les ambiguïtés de « ce mal endémique qui ronge notre volonté collective » (F.-A. Angers, L’Action nationale, janvier 1963, p. 431).

 

Soutien du public

L’Action nationale est aussi une revue dont la situation est exceptionnelle sur le plan du financement. C’est la seule revue qui publie plus de mille pages de textes par année sans recevoir aucun soutien de programmes d’aide à l’édition des périodiques. La survie de la revue est due à la générosité de ses rédacteurs et de son lectorat. Elle ne vit que des abonnements et des campagnes de financement. C’est une situation difficile et contraignante, certes, mais qui l’oblige, à chaque numéro, à faire la preuve de sa pertinence et de son intérêt pour garder le soutien de son public. Un soutien qui ne se dément pas, même s’il la condamne parfois sur de longues périodes à une indigence gênante, l’obligeant à de pénibles contorsions pour continuer à produire en respectant des standards de qualité.

 

L’histoire d’une revue n’est pas toujours un fleuve tranquille ! En effet, on ne dure pas aussi longtemps en voguant toujours sur des eaux calmes. La revue connaîtra des hauts et des bas. Et comme toujours dans le cas de l’action intellectuelle, le sort des idées et les formes organisationnelles utiles à leur promotion sont intimement imbriqués. Sous la direction de Pierre Laporte, elle sauta certains mois, ou encore certains numéros ne contenaient qu’une cinquantaine de pages au lieu de la centaine habituelle. Le tirage fondra comme neige au soleil. De 5000 abonnés en 1955, le nombre des abonnés tombera à 400 lors de sa reprise en mains par François Albert Angers en 1959. Elle se retrouve alors avec une dette de 15 000 $ chez son imprimeur Pierre Des Marais. Grâce à la générosité de ses donateurs et à l’acharnement de ses collaborateurs, chaque fois la revue remonte la pente, sans jamais triompher totalement de la précarité. Au fil des ans, elle réussira néanmoins à se doter d’une fondation, la Fondation Esdras Minville, qui accumule un patrimoine dont les intérêts aident à la production de la revue.

 

L’énergie de ses directeurs et la qualité des contenus ne sont pas les seuls facteurs qui déterminent l’ampleur du public et de la diffusion de la revue : on peut suivre sur la courbe de ses abonnements les variations d’intensité du nationalisme québécois. Indépendante des partis, la revue n’en subit pas moins les hauts et les bas de la ferveur nationale, et c’est dans les périodes creuses qu’on l’a vue, bien souvent, faire certaines de ses contributions les plus notables. L’Action nationale a toujours su incarner l’inébranlable volonté d’achèvement de la nation. Et cette volonté, elle embrasse l’ensemble des dimensions de la vie de la nation, c’est pourquoi la revue reste bouillonnante quels que soient les aléas de la conjoncture politique. L’Action nationale a toujours le souci de rester en phase avec le génie créatif dans lequel le Québec s’invente comme pays incertain en terre d’Amérique.

 

Toujours aussi déterminée à s’éprouver dans les défis de son temps, la revue s’est dotée d’un site Internet très dynamique. Il est aussi possible, grâce à un projet réalisé par Bibliothèque et Archives nationales du Québec, d’accéder en ligne, et gratuitement, à la totalité de sa production depuis 1917. La revue publie aussi depuis dix ans un périodique, Les Cahiers de lecture de L’Action nationale, qui paraît trois fois l’an et qui est exclusivement consacré à la recension des essais publiés au Québec. Son but est de faire connaître les productions intellectuelles d’ici et de donner aux Québécois des références sur eux-mêmes et par eux-mêmes. Une culture vivante a besoin d’instances de retour critique sur elle-même.

 

Depuis un siècle, la revue lutte pour élargir l’espace politique de la nation québécoise, pour faire respecter sa langue et rayonner sa culture, pour lui donner tous les moyens de son épanouissement. Rien n’est encore acquis et les réussites demeurent fragiles tant que nous n’existerons pas par et pour nous-mêmes. L’Action nationale trouve sa pertinence et sa raison d’être dans ce combat pour pérenniser la nation.

 

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