Sondage sur le bilinguisme: deux solitudes, deux constats

Philippe Orfali | LE DEVOIR

L’avenir du bilinguisme au Canada est, pour l’essentiel, une affaire de francophones. Si les trois quarts d’entre eux jugent cette langue menacée, à peine le tiers de leurs voisins anglos partagent cet avis, révèle un sondage commandé par Ottawa à la veille du 150e anniversaire du pays.

Les « deux solitudes » décrites par l’auteur Hugh MacLennan en 1945 se parlent aujourd’hui peut-être davantage, mais leur appréciation et perception des deux langues officielles demeurent, elles, bien distinctes, révèle ce coup de sonde mené pour le ministère du Patrimoine auprès de 1501 répondants téléphoniques de partout au pays, en avril et mai dernier.

La dualité linguistique est perçue comme un atout qui « facilite la compréhension entre les Canadiens », croient 82 % des répondants. Cet élément fait également partie de notre identité comme pays (70 % d’accord, dont 54 % fortement d’accord). Parler le français et l’anglais améliorerait aussi les chances de trouver un emploi pour 80 % des personnes sondées.

Quoi qu’il en soit, anglophones et francophones ont des visions bien différentes par rapport au fait français. Seuls 34 % des anglophones estiment que le français est menacé au Canada (19 % se disant très d’accord) contre 74 % des francophones (dont plus de 55 % sont « fortement d’accord » avec cette affirmation). À peine le tiers des francophones estiment qu’Ottawa est « très efficace » en matière de protection des deux langues officielles, contre 51 % des anglophones.

Si l’autre langue officielle demeure la langue seconde la plus importante à apprendre pour une majorité de Canadiens, là encore, c’est le cas à des degrés très variables. Alors que 83 % des francophones unilingues optent pour l’anglais, suivi de l’espagnol (12 %), les anglophones priorisent ces langues dans une proportion de 52 % et de 21 %, suivies du mandarin (6 %).

Lorsque vient le temps de consommer des produits culturels dans l’autre langue, plus de sept francophones sur dix démontrent un intérêt. « Cela contraste avec le faible niveau d’intérêt des anglophones envers les produits culturels en français. 32 % [sont] intéressés, mais 55 % ne sont pas intéressés », notent les auteurs du document.

Tandis que la quasi-totalité des répondants de langue française croit que les diplômés du secondaire devraient « avoir une connaissance pratique » des deux langues, seuls 62 % des anglophones partagent ce point de vue.

Les Canadiens nés à l’étranger ont tendance à être plus positifs que les anglophones nés au Canada quant au bilinguisme. Les jeunes de 18 à 34 ans semblent nettement moins préoccupés par ces enjeux que leurs aînés.

Ces écarts, s’ils peuvent étonner, n’en restent pas moins « normaux », croit la politologue Linda Cardinal, titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques de l’Université d’Ottawa. « De façon constante dans les sondages, les francophones, qui sont minoritaires au Canada, démontrent un intérêt plus important pour cet enjeu. Du point de vue anglo, la dualité linguistique est un compromis, un compromis avec lesquels ils sont d’accord. On voit le bilinguisme comme un accommodement envers les francophones, tandis que ces derniers voient plutôt ça comme une façon de s’ouvrir à la diversité. »

 

C’est une contradiction, car l’identité “canadian” se résume aujourd’hui davantage à la reine, à la police montée et au Tim Hortons qu’au fait français.

L’état du français ne préoccupe pas la plupart des anglophones. »

 

Bilan décevant

La professeure dresse un bilan très partagé de la première année au pouvoir de Justin Trudeau, en matière de langues officielles. « D’une part, il y a des efforts pour consulter les gens et une volonté d’intervenir, mais c’est fait sans engouement, sans affirmation des langues officielles. Ça ne se retrouve pas au coeur des messages du gouvernement canadien, aux côtés du multiculturalisme, de l’environnement et du bien-être de la classe moyenne, par exemple. » Les langues sont vues par ce gouvernement comme un banal outil de communication plutôt que comme un « élément fondamental au coeur de notre contrat social », ajoute-t-elle.

 

« Discours d’ado »

Justin Trudeau lui-même en a rajouté en laissant entendre que Gatineau devrait se déclarer officiellement bilingue pour que la Ville d’Ottawa fasse de même, avant de reconnaître, dans une autre entrevue, qu’il avait été « baveux ». « Ce n’est pas un discours de premier ministre, c’est un discours d’ado ! On ne peut se permettre autant d’arrogance pour un sujet aussi délicat. »

La vision qu’ont la plupart des Canadiens anglophones des deux langues serait bien différente s’ils avaient la chance de côtoyer davantage le français au quotidien, croit pour sa part Sylvia Laforge, directrice générale du Quebec Community Groups Network (QCGN), qui représente la communauté anglophone de la province. « C’est encore la preuve que les gens ne connaissent pas bien l’autre. »

« Tout le travail de sensibilisation quant à la situation démolinguistique, on voit que cela a porté ses fruits, se félicite quant à lui Maxime Laporte, président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, commentant les résultats chez les répondants de langue française. Les francophones sont inquiets de l’avenir, mais ils semblent continuer de croire à l’importance d’un Canada avec une dualité linguistique. C’est une contradiction, car l’identité “canadian” se résume aujourd’hui davantage à la reine, à la police montée et au Tim Hortons qu’au fait français. L’état du français ne préoccupe pas la plupart des anglophones. »

Au bureau de la ministre du Patrimoine, Mélanie Joly, on souligne que cet exercice est effectué ponctuellement par le ministère, et servira à l’élaboration du prochain plan d’action pour les langues officielles, qui doit entrer en vigueur en 2018. Mme Joly fait-elle partie des 74 % de francophones qui jugent le français menacé ? « La ministre est très consciente des enjeux auxquels les communautés francophones au Canada, notamment en situation minoritaire, font face », répond son attaché de presse, Pierre-Olivier Herbert, Mme Joly se trouvant actuellement à l’extérieur du pays. Il reconnaît toutefois qu’il y a « un travail de sensibilisation à faire au niveau de cette perception-là ».

 

 

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