Manon Cornellier | LeDevoir
Exiger des futurs juges à la Cour suprême qu’ils lisent et comprennent le français et l’anglais perpétue-t-il le colonialisme dont ont souffert et souffrent encore les autochtones ? Le député néodémocrate Romeo Saganash le pense car cette règle fait encore fi du fait que les autochtones, eux, parlent souvent une langue officielle et une langue autochtone.
La critique n’est pas nouvelle. Plusieurs leaders autochtones croient, comme lui, que cette exigence sera un obstacle à la nomination d’un autochtone à la plus haute cour du pays, ce qu’ils demandent depuis des années. En septembre 2016, l’ancien président de la Commission Vérité et réconciliation, Murray Sinclair, et le chef de l’Assemblée des Premières Nations, Perry Bellegarde, s’étaient opposés à cette obligation peu après son annonce par le gouvernement.
L’accession d’un juriste autochtone à la Cour suprême est plus que souhaitable puisque l’interprétation des lois, droit coutumier et traités autochtones représente un pan important de notre droit constitutionnel et du travail de la Cour. Aborder ces dossiers avec une diversité de points de vue, y compris autochtone, s’impose.
Personne n’a jamais demandé à la cour de plaider dans une langue autochtone. Est-ce qu’elle devrait le permettre ? En fait, c’est toute la place faite aux langues autochtones dans nos institutions qui mérite réflexion. Il n’est toutefois pas nécessaire pour y arriver de nier une réalité linguistique historique et la nécessité qui en découle d’avoir une cour qui comprenne les deux langues officielles.
Les lois canadiennes sont écrites dans l’une ou l’autre, ou les deux. Et même dans ce dernier cas, chaque version a sa valeur propre. Si des interprètes assistent les juges, parfois imparfaitement, au moment des plaidoiries, bien des documents soumis par les parties ne sont pas traduits. Cela les désavantage.
Il est vrai que la grande majorité des autochtones ont pour première langue officielle parlée l’anglais, mais des autochtones parlent aussi le français. C’est le cas de bien des Innus (Montagnais et Naskapis). Or, il n’y a jamais eu de juges unilingues francophones à la Cour suprême. L’anglais est une exigence implicite et personne au Canada anglais ne s’en offense. Les francophones doivent maîtriser l’anglais pour y devenir juge. Il en serait de même pour un autochtone parlant le cri et le français, par exemple. Rejeter l’obligation de comprendre les deux langues officielles sans interprète équivaudrait à consacrer non seulement le caractère dominant de l’anglais, mais d’en faire LA seule langue commune.
Les effets du colonialisme sont une réalité et ils doivent être combattus. Les autochtones doivent accéder aux plus hautes fonctions du pays et bénéficier, pour ce faire, des outils institutionnels, politiques et financiers nécessaires. Les obstacles systémiques persistants doivent être surmontés. Mais ce n’est pas en reculant sur le bilinguisme fonctionnel à la cour qu’on y parviendra.
On ne peut réécrire l’histoire ni l’effacer. La présence française et anglaise est là pour rester et ces deux langues demeurent celles de communication dans l’espace public. La défense des droits des citoyens devant les tribunaux, en particulier devant la plus haute cour du pays, exige que les parties puissent être comprises avec toutes les nuances qui s’imposent et ainsi éviter des erreurs lourdes de conséquences. Le bilinguisme fonctionnel des juges à la Cour suprême vise cet objectif.
Cette exigence linguistique est un minimum. Rien n’interdit cependant de bâtir sur cette fondation afin de mieux refléter la réalité autochtone et lui donner une voix.