Cinq jours qui ébranlèrent Québec

En avril 1918, la ville de Québec n’a plus rien à voir avec la bourgade tranquille de l’avant-guerre. La loi de la conscription a été votée quelques mois plus tôt, malgré la farouche opposition du Québec. Elle appelle sous les drapeaux tous les hommes célibataires, sans enfant, âgés de 20 à 35 ans.

Au Québec, la conscription est perçue comme une trahison. À partir de l’été 1917, les manifestations survoltées se succèdent à Montréal, à Shawinigan, à Sherbrooke, à Québec et à Trois-Rivières. En réaction, le ton de plusieurs journaux du Canada anglais frôle l’hystérie antifrancophone.

C’est à Québec, au cours de la semaine de Pâques 1918, que la crise de la conscription atteint un sanglant apogée. Des années de peur et d’humiliation provoquent une explosion de colère comme la ville n’en a jamais vu. Récit des cinq jours qui ébranlèrent Québec.
Jeudi 28 mars 1918

Vers 20h30, la police est appelée dans une salle de quilles de la rue Notre-Dame-des-Anges, dans le quartier Saint-Roch. Trois agents fédéraux, que la population surnomme spotters, viennent d’arrêter un certain Joseph Mercier, qui ne porte pas les papiers prouvant qu’il est exempté du service militaire.
La situation devient tendue. Des clients s’interposent. Joseph Mercier jure qu’il a oublié ses papiers chez lui. Il propose de téléphoner à son père. Les policiers se moquent de lui. Ils l’emmènent à la station de police, située tout près, à la place Jacques-Cartier.

Des centaines de personnes suivent les policiers. Les agents fédéraux sont pris à partie. La population les considère comme des voyous, des mouchards. On dit qu’ils reçoivent une prime de 10 $ chaque fois qu’ils épinglent un jeune qui essaye d’échapper à la conscription.

À la place Jacques-Cartier, la foule devient menaçante. Les spotters doivent se réfugier dans l’édifice de police. La messe du jeudi Saint vient de se terminer, à l’église Saint-Roch. La foule grossit à vue d’oeil. L’ambiance devient électrique.

Vers 21h30, plus de 5000 personnes encerclent le poste de police. Les projectiles se mettent à pleuvoir sur la façade. Les vitres volent en éclats. Joseph Mercier a été relâché, après que son père fut venu présenter ses papiers. Trop tard. La foule exige désormais qu’on lui livre les agents fédéraux.
Plusieurs manifestants réussissent à entrer dans le poste de police. L’électricité est coupée. Le téléphone est réduit en miettes. Des bagarres éclatent près des cellules plongées dans le noir. Un début d’incendie doit être maîtrisé au sous-sol.
Accouru sur les lieux, le maire Henri-Edgar Lavigueur réussit à calmer les esprits.

Pas pour longtemps. Quelqu’un aperçoit l’un des agents fédéraux qui s’enfuit. Le spotter saute dans un tramway en marche, mais la foule renverse le wagon dans lequel il se trouve. L’ennemi public est sauvé du lynchage par l’intervention d’un prêtre. Il finira la nuit à L’Hôtel-Dieu.
Il est minuit trente.

Vendredi 29 mars 1918
La ville se réveille avec une gueule de bois de catégorie mondiale. Ce n’est qu’un début.
Le soir venu, une foule considérable se rassemble à la place Jacques-Cartier, pour aller «visiter» la haute ville. La marée humaine remonte vers le Vieux-Québec en chantant La Marseillaise et le Ô Canada, l’hymne des Canadiens français de l’époque.
Plusieurs symboles de la conscription sont visés. Dans la côte de la Fabrique, la foule saccage L’Événement, un journal favorable à la conscription. Dans la rue De Buade, les bureaux du Chronicle sont également mis à sac.

Des jeunes s’emparent d’une tête d’orignal naturalisée, qu’ils paradent dans la rue Saint-Jean, comme un trophée. Ils convergent vers les bureaux du registraire de l’armée, situés dans un bâtiment attenant à l’Auditorium, le futur Capitole. C’est là qu’on administre les dossiers des conscrits.
Quelques manifestants arrachent l’enseigne d’un magasin de musique. Ils s’en servent comme bélier pour défoncer la porte. Les policiers sont débordés. Un détective est assommé à coups de bâton.
Des dizaines de personnes s’engouffrent dans le bâtiment. Les machines à écrire, les pupitres, les livres, les papiers, tout est jeté par les fenêtres. Un artificier en herbe essaye de faire sauter le coffre-fort.

À la place Montcalm (place D’Youville), les jeunes déchirent de la paperasse militaire. Ils scandent des slogans hostiles au gouvernement Borden, à la conscription, à la guerre.
«Mettons le feu!» crient les plus excités. Quelques minutes plus tard, le bâtiment est en flammes. Un peu plus tard, les pompiers parviennent à contrôler l’incendie, même si deux boyaux d’arrosage sont perforés par des vandales.

Vers 22h, le maire Lavigueur entre en scène, suivi par 500 militaires. Selon la police, plus de 12 000 personnes se retrouvent sur la place. Les journaux avancent le chiffre de 15 000 personnes. Un habitant de Québec sur six!

La foule n’a plus peur. Des jeunes interpellent les soldats. Ils les mettent au défi de tirer. Mourir ici ou mourir au front, quelle différence? «Commandez à vos troupes de tirer, Monsieur le Maire. Nous sommes prêts à mourir!» disent-ils.

Le maire est bouleversé. Dans la foule, il y a des femmes et des enfants. Un geste de trop provoquerait un carnage. Il ne lira pas l’Acte d’émeute, qui permettrait aux soldats de tirer sur la foule.
Il se fait tard. La fureur baisse d’un cran. Les gens se dispersent.
Il est une heure du matin.

Samedi 30 mars 1918
À Ottawa, les nouvelles qui parviennent au premier ministre, Robert Borden, sont apocalyptiques. Selon ses sources, la ville de Québec se trouve au bord de l’insurrection.

Le colonel William Wood, qui habite sur la Grande Allée, vient d’écrire au premier ministre pour lui confier que la «majorité» des policiers, des pompiers et des militaires francophones sont plus ou moins sympathiques à la cause des émeutiers.(1)

Après les Soviets de Moscou, les Soviets de la Grande Allée?

Pour Robert Borden, la ville de Québec constitue un mystère. Un territoire étranger. La coalition gouvernementale qu’il dirige n’y a pas fait élire un seul député aux élections du 17 décembre 1917, qui avaient des allures de référendum sur la conscription.
La déroute du gouvernement a été spectaculaire dans la basse ville. Québec-Ouest a voté à 93,3 % pour l’opposition. Québec-Est : 92,5 %.

Le premier ministre Borden n’a que faire des explications embarrassées du maire de Québec. Après 48 heures de désordre, il décide que l’armée canadienne assumera le maintien de l’ordre, dans la Vieille Capitale. Les soldats patrouilleront dans les rues. Même la police municipale devra leur obéir.
Sur le terrain, les manifestations continuent. Vers 20h, une foule énorme se rassemble à la place Jacques-Cartier. Cette fois, elle se dirige vers le Manège militaire. La rumeur veut qu’une poignée d’intrépides vont libérer les prisonniers détenus à la Citadelle. On raconte aussi que pour mieux espionner les mouvements des troupes, plusieurs émeutiers se déguisent en femmes!
L’ambiance apparaît pourtant détendue. Selon La Presse, la foule est menée par un jeune homme «portant une moustache postiche et une branche d’arbre en guise de fusil». Tous les reporters sont frappés par la proportion de jeunes parmi la foule. Il faut dire qu’en 1918, la moitié du Québec est âgée de moins de 20 ans…

Un ancien député libéral fédéral, Philippe-Auguste Choquette, raconte : «À 21h, il y avait une foule énorme, composée de jeunes gens, de femmes et d’enfants […]. Devant la foule se trouvaient des cavaliers, des soldats. La foule criait, mais ne semblait pas armée. [Un colonel] a lu l’acte d’émeute en français. […] Alors un officier anglophone a dit à ses soldats et aux gens […] : « Now you, God Dam’ sons of bitches, you are going to do your duty! »»

Voyant que les militaires sont sur le point de tirer, la foule recule. La cavalerie en profite pour charger. On relève plusieurs blessés.

Les choses s’enveniment. Sur la Grande Allée, des projectiles atterrissent sur la maison d’un ancien député, considéré comme un «valet» de Borden. Rue Saint-Jean, les policiers à cheval frappent les passants avec le manche de leur hache. Une grêle de pierres et de morceaux de glace s’abat aussitôt sur les cavaliers.

Vers 1h, au moment où la bagarre semble terminée, des centaines de personnes dévalisent la quincaillerie Brousseau et Frères, rue Saint-Paul, pour se procurer des fusils. Apparemment, les militaires ne sont pas les seuls à vouloir en découdre.

Dimanche 31 mars 1918
Joyeuses Pâques! Durant la nuit, des mains anonymes ont placardé des affiches sur les poteaux et sur les murs de la basse ville. À bas Borden! À bas le gouvernement!
Trois jours que cela dure. En désespoir de cause, le maire Lavigueur parle d’une vaste conspiration, menée par des étrangers. Peut-être même par des gens de Montréal (!).

Durant la messe pascale, le cardinal Bégin oblige les curés du diocèse de Québec à lire une lettre pastorale. Dans celle-ci, il exige que les fidèles respectent la loi et l’ordre.
Le curé de la basilique de Québec, le chanoine Laflamme, risque une overdose de servilité : «Que deviendrait la société si l’inférieur, chaque fois qu’il se croit vexé, se donnait le droit de se dresser contre le supérieur?» s’exclame-t-il.

Ailleurs dans la ville, plusieurs prêtres trouvent l’intervention du cardinal maladroite. À l’église Saint-Jean-Baptiste, le curé lit la lettre à toute vitesse. Puis il blâme les «mouchards» à la solde d’Ottawa.
Pendant ce temps, profitant d’une relative accalmie, les militaires confisquent les armes en vente dans les magasins de la basse ville.

Vers 18h, alors qu’ils s’affairent autour d’un commerce de la rue du Pont, une foule imposante se rassemble tout autour. Les pierres et les boules de neige commencent à pleuvoir. Les soldats ouvrent le feu. Trois personnes sont blessées.

En soirée, plus de 1200 soldats débarquent à la gare du Palais, en provenance de l’Ontario. De toute évidence, le gouvernement ne fait plus totalement confiance aux soldats basés à Québec.

Pour commander la répression, on fait appel à un dur, le général François-Louis Lessard. Né à Québec, Lessard a commencé sa carrière en réprimant une grève de la construction. Puis il a participé à la campagne contre les Métis de Louis Riel et à la guerre contre les Boers, en Afrique du Sud.
Le général s’est fait confier la mission de rétablir l’ordre, à n’importe quel prix. Ses soldats ont reçu la consigne de tirer pour tuer.

Au même moment, des milliers de personnes occupent la place Jacques-Cartier. D’autres groupes cherchent des armes ou partent à la chasse au spotter, dans le Vieux-Port.
Un avocat de Québec, Armand Lavergne, se propose comme médiateur. Farouchement opposé à la conscription, Lavergne est une figure populaire.

En échange d’un arrêt des manifestations, il promet que tous les spotters seront renvoyés et que l’armée cessera de patrouiller dans les rues dès le lendemain. Il prétend avoir reçu cette assurance des plus hauts dirigeants de l’armée.
La foule acclame Lavergne. Les gens rentrent chez eux.
La nuit sera tranquille.
Le calme avant la tempête.

Lundi 1er avril 1918
Dans tous les journaux, l’armée fait publier une proclamation interdisant les attroupements de plus de trois personnes. Le Soleil rédige un éditorial intitulé : «Restez chez vous». Il ne s’agit pas d’un poisson d’avril.

La Presse rapporte que des citoyens ont trouvé refuge à Montréal. «Serait-ce l’exode?» demande le journal. Malgré les promesses de la veille, les soldats patrouillent dans les rues.
Dès 20h, la basse ville se trouve en état de siège. À la place Jacques-Cartier, 400 militaires se tiennent en rang. Au moins une mitrailleuse est déployée. Autour, des cavaliers donnent des coups de cravache aux piétons qui ne marchent pas assez vite.
Un épais brouillard couvre la ville.

Le tramway ne circule plus. Les salles de quilles, les buvettes, les billards sont fermés. Les clients déçus vont grossir la foule des manifestants et des curieux.
Tous les ponts qui mènent vers le nord sont bloqués. La police explique qu’il s’agit d’empêcher les gens de Limoilou et de Charlesbourg de venir «prêter main-forte aux émeutiers».

Les côtes et les escaliers qui mènent à la haute ville sont barrés par des soldats. Là-bas, la bonne société a recommencé à s’amuser. À l’Auditorium, théâtre des manifs des jours précédents, on joue la comédie légère Pom-Pom. «Malgré les troubles de l’heure, une grande foule y assistait. Quelle délicieuse et charmante comédie!» commente le lendemain un critique du Soleil.
Gens qui rient, gens qui pleurent. Au même moment, à la place Jacques-Cartier, l’acte d’émeute est lu en anglais seulement. La foule et les soldats s’invectivent à qui mieux mieux.

La Presse rapporte des scènes étonnantes :
«Recevant l’ordre de marcher, [un] jeune homme sorti un revolver qu’il braqua sur [un] officier. […] Pendant quelques minutes, l’on vit le jeune homme reculer en pointant toujours son revolver. Personne n’osait tirer. À la fin, d’un bond hardi, le jeune homme se jeta au milieu de la foule où il se perdit. On le chercha, mais en vain.»

Dans la rue Saint-Joseph, des gamins lancent des morceaux de glace aux soldats, à partir des toits. Une partie des lampadaires sont éteints. Avec la brume, on ne distingue plus grand-chose.
Selon Xavier Blouin, un policier municipal présent sur les lieux, la foule ne se méfie pas. Elle croit que les militaires n’utilisent que des «balles à blanc»!

Vers 22h, une épicerie est attaquée rue Dorchester. On entend le claquement d’une détonation. Quelques instants plus tard, les militaires ouvrent le feu. Avec de vraies balles. Au coin des rues Saint-Vallier et Bagot, une mitrailleuse tire à plusieurs reprises. La foule s’enfuit dans une panique indescriptible.

Vers 23h, le père Isidore Évain est appelé pour administrer l’extrême-onction à deux mourants, dans la rue Bagot. Rendu sur les lieux, il aperçoit des soldats qui tirent à l’aveuglette, dans le brouillard. Il raconte la suite :
«[En voyant les soldats, je dis] : ne tirez pas, ce ne sont que des passants. Il n’y a pas de danger.

– Go to hell, répondent les soldats. Get away from here!

Les soldats lui disent qu’ils tirent par ordre sur n’importe quelle tête qui se montre. […] Ils s’apprêtent d’ailleurs à tirer sur une femme qui se trouve sur le pas d’une porte. Un policier s’interpose : c’est juste une femme qui ouvre la porte!

Les soldats disent qu’elle n’a pas d’affaire là.

Les derniers coups de feu sont tirés un peu avant minuit.»

Épilogue
Le 2 avril, au petit matin, l’ordre règne à Québec.
La fusillade a fait quatre morts, tous des civils. Au moins 70 personnes ont été blessées, dont 5 militaires. La loi martiale est décrétée deux jours plus tard.
La semaine suivante, l’enquête du coroner estime que les quatre civils tués étaient des curieux. Ou des citoyens qui passaient au mauvais endroit, au mauvais moment.
Peu importe. Les demandes visant à indemniser les familles n’auront jamais de suite. Les événements sombrent vite dans l’oubli. Québec est pressé de tourner la page sur ses cinq journées tragiques.
Il faudra attendre plus de 50 ans pour qu’un historien, Jean Provencher, esquisse un profil des dizaines de personnes arrêtées le 1er avril 1918. La moyenne d’âge se situe autour de 24 ans. La très grande majorité sont des ouvriers, célibataires. Plusieurs ont des frères sur les champs de bataille européens. Et vous devinerez que l’on garde le meilleur pour la fin : un seul vient de Montréal…

(1) Archives publiques du Canada, citées par Jean Provencher, Québec sous la loi des mesures de guerre, 1918, Boréal Express, 1971, 150 p.