Filles du Roy et mères de tout un peuple

par Agathe Boyer

filles du roi

Il faudrait les nommer toutes, à haute voix, par leur nom, face au fleuve, d’où elles sont sorties au XVIIe siècle, pour nous mettre au monde et tout le pays avec nous… Cette citation d’Anne Hébert, poétesse québécoise, dans son roman intitulé Le Premier Jardin illustre bien le rôle des Filles du Roy (selon la graphie de l’époque) dans la naissance de notre peuple québécois. La Société d’histoire des Filles du Roy (SHFR), en collaboration avec l’Association Québec- France et plusieurs autres organismes québécois soulignait en 2013 le 350e anniversaire de l’arrivée du premier contingent des Filles du Roy parti de La Rochelle en 1663. Les activités dédiées aux Filles du Roy ont débuté au Québec dès janvier 2013. En France, les commémorations se sont tenues à partir de juin 2013, alors qu’une série d’événements et de conférences ont été organisés par la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs pour commémorer le départ de ce premier contingent. Plus d’une soixantaine d’activités de commémoration se sont tenues dans toutes les régions du Québec.

Les mères de la nation
En 1663, elles étaient 36 femmes provenant de Paris et d’autres régions du nord et de l’ouest de la France à tenter l’aventure de venir s’établir en Nouvelle-France. Elles devaient s’engager à fonder une famille et ainsi contribuer à peupler cette colonie française d’Amérique du Nord. La venue des Filles du Roy en Nouvelle-France est un fait historique capital puisqu’elle a donné le véritable élan au peuplement de la colonie qui périclitait. Les commémorations de 2013 créaient l’occasion rêvée pour ouvrir une fenêtre de visibilité publique majeure tant en France qu’au Québec pour les mieux faire connaître et reconnaître. Enfin!

Le 6 mars 2013, le maire de Montréal, Michael Applebaum, accompagné de madame Émilie Thuillier, vice-présidente au comité exécutif et responsable du développement communautaire, a proclamé les 36 premières Filles du Roy Bâtisseuses de la Cité 2013, lors d’une cérémonie qui s’est tenue à l’hôtel de ville. Commémorant le 350e anniversaire de l’arrivée des premières Filles du Roy en Nouvelle-France, un hommage particulier a été rendu à ces jeunes femmes qui ont foulé le sol de Ville-Marie. La série Bâtisseuses de la Cité, qui en est à sa troisième édition, vise à souligner la contribution remarquable d’une femme, ou d’un groupe de femmes, au développement de Montréal. Sans elles, le Québec d’aujourd’hui n’existerait pas.

Bref aperçu historique
Au début des années 1660, la vallée du Saint-Laurent fait face à une grave pénurie de filles à marier. À Paris, le ministre Jean-Baptiste Colbert convainc facilement le roi Louis XIV de verser une dot à celles qui accepteront de traverser l’Atlantique pour prendre mari dans la colonie. À cette époque, les filles célibataires doivent apporter quelques biens dans leur corbeille de noces. Or, il y avait en France des orphelines ou des veuves condamnées au célibat parce qu’elles n’avaient pas les moyens de posséder une dot. Il est alors décidé que celles qui émigreront dans la colonie pour prendre époux recevront une certaine somme puisée dans le trésor royal. Voilà pourquoi ces filles se sont appelées Filles du Roy, comme l’avait suggéré Marguerite Bourgeoys.

Un premier contingent débarque à Québec au début de l’été 1663. Entre 1663 et 1673, plus de 750 Filles du Roy arrivent dans la vallée du Saint-Laurent. Elles furent accueillies à la Maison Saint-Gabriel par Marguerite Bourgeoys. La très grande majorité d’entre elles vont y trouver mari. Un des buts visés était le rétablissement de l’équilibre démographique, lequel est atteint en 1673. La Maison Saint-Gabriel est, 350 ans plus tard, devenue le carrefour montréalais des fêtes de commémoration.

Le port de La Rochelle, d’où sont parties les trente-six premières Filles du Roy en 1663.
Le port de La Rochelle, d’où sont parties les trente-six premières Filles du Roy en 1663.

L’année 1663 a marqué la fin d’une époque caractérisée par le laisser-faire des compagnies commerciales et le début du gouvernement royal. Au moment de ce changement de régime, la population canadienne comptait environ 3000 habitants; dix ans plus tard, elle aurait presque triplé. Le taux annuel d’accroissement naturel est passé de 5 à 9 %. Un tel bouleversement démographique ne met pas seules en cause les Filles du Roy puisque des centaines de militaires du régiment de Carignan se sont établis au cours des mêmes années, mais sans les contingents de filles à marier l’installation des premiers aurait été compromise et la population canadienne n’aurait pas connu le développement nécessaire à sa survie. L’ancienneté des Filles du Roy dans l’histoire du peuplement de la vallée laurentienne leur confère aussi une place à part parmi tous les ancêtres du peuple canadien-français. Si l’on a pu récemment affirmer que les 3380 pionniers établis avant 1680 sont en définitive à l’origine des deux tiers des gènes des Québécois francophones actuels, on devine l’importance des Filles du Roy, qui représentent plus de la moitié des pionnières, dans l’origine du patrimoine génétique des Canadiens français. Les Filles du Roy apparaissent dans tous les tableaux d’ascendance des Québécois de souche française et méritent certainement ainsi l’intérêt que leur accordent généralement les amateurs d’histoire et de généalogie affirme Hubert Charbonneau, chercheur pour le programme en démographie à l’Université de Montréal. Il affirme, pour sa part, avoir calculé que plus d’un sixième de son patrimoine génétique revient à ces seules immigrantes. Il est donc acquis que les Filles du Roy ne se sont pas toutes mariées dans les premières semaines de leur séjour au Canada, même si plus de 80 % l’ont assurément fait dans les six premiers mois. Ce faisant, elles ont obéi aux pressions exercées sur elles puisque ce délai reste inférieur à celui d’environ un an établi pour les immigrantes de la période 1632-1656. Rappelons que seulement une femme sur cinq et un homme sur quatre ont su écrire les lettres de leur nom au bas de leur acte de mariage ou de leurs conventions matrimoniales, et ce, malgré le fait que plus du tiers de celles-ci venaient de Paris, ville intellectuellement très en avance sur le reste de la France.

Que sont devenues les Filles du Roy ? Certaines sont reparties en toute liberté; la majorité d’entre elles est restée. Un siècle après leur arrivée, en dépit des maisons incendiées et des cultures ravagées par la guerre avec l’Angleterre, leurs fils et leurs filles, qu’abandonnait la France, décidèrent de rester, de rebâtir le pays reçu en héritage. Et cela continua… Partir, revenir, et repartir et revenir… au village, en ville, à Québec, à Montréal, en Abitibi, en Ontario, aux États-Unis. « Rester ou partir ? » Cette question existentielle s’est toujours posée aux descendantes des Filles du Roy. Qui mieux que Maria Chapdelaine, personnage imaginé par le romancier français du début du XXe siècle, Louis Hémon, a su dire cette valse hésitation qui tarauda les femmes venues de France au XVIIe siècle. Maria, en effet, répond à cette question comme le firent nos aïeules. Maria frissonna, l’attendrissement qui était venu baigner son coeur s’évanouit ; elle se dit une fois de plus : « Tout de même… c’est un pays dur, icitte. Pourquoi rester » ? Alors une voix s’éleva dans le silence, la voix du pays du Québec : « Nous sommes venues il y a trois cents ans, et nous sommes restées… Nous nous sommes maintenues, peut-être afin que dans plusieurs siècles encore le monde se tourne vers nous et dise : Ces gens sont d’une race qui ne sait pas mourir… Nous sommes un témoignage. Dans tout ce pays, nous sommes chez-nous, chez-nous! » Maria Chapdelaine sortit de son rêve et songea : « Alors je vais rester ici… de même! » •••

Sources :
Landry, Yves, Les Filles du roi au XVIIe siècle, Montréal, Éditions Leméac, 1992.
Lacoursière, Jacques, Histoire populaire du Québec, tome1, Québec, Éditions Septentrion, 1995.
Hémon, Louis, Maria Chapdelaine, Livre de poche, Hachette.
Maison Saint-Gabriel : maisonsaint-gabriel.qc.ca
Société d’histoire des Filles du Roy : les fillesduroy-quebec.org,
Société historique de Montréal : societehistoriquedemontreal.org
Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs : cfqlmc.org
Association Québec-France : dv@quebecfrance.qc.ca