Charles Castonguay | L’AUT’JOURNAL
Le poids du français au Québec recule de façon jamais vue, alors que l’anglais s’est mis à progresser. Dans sa récente étude Projections linguistiques pour le Canada, 2011 à 2036, Statistique Canada s’emploie à minimiser cette nouvelle dynamique.
D’après l’étude, si rien ne change, côté immigration ou politique linguistique, le poids du français continuerait de chuter rapidement, tant comme langue maternelle que comme langue d’usage à la maison, alors que celui de l’anglais poursuivrait sa lente progression. Statistique Canada soutient, cependant, que le français ne reculerait presque pas selon le critère de la première langue officielle parlée, ou PLOP. L’île de Montréal, en particulier, demeurerait en 2036 aussi « francophone » selon la PLOP qu’elle l’était en 2011.
La PLOP résulte d’une prise en compte successive des données de recensement sur la connaissance des langues officielles, la langue maternelle et la langue d’usage. Le gouvernement canadien l’utilise depuis 1991 pour estimer la clientèle potentielle des services fédéraux en français ou en anglais.
Rappelons que dans les années 1960, la commission Laurendeau-Dunton avait déjà voulu déterminer dans quelles régions les services fédéraux devraient être offerts dans les deux langues. Elle disposait d’informations sur la langue maternelle et la connaissance des langues officielles suffisante pour soutenir une conversation. Elle a toutefois jugé que la langue maternelle « ne nous dit pas quelle est la langue courante de la personne recensée ». La commission a suggéré par conséquent d’inclure au recensement une question sur la langue principale parlée à la maison, ou langue d’usage, en ajoutant que « si les réponses sont jugées satisfaisantes, nous croyons qu’on devrait les utiliser par la suite comme base de calcul ».
Depuis, la question sur la langue maternelle est devenue singulièrement tordue : « Quelle est la langue que cette personne a apprise en premier lieu à la maison dans son enfance et qu’elle comprend encore ? Si cette personne ne comprend plus la première langue apprise, indiquez la seconde langue qu’elle a apprise ». Cette formulation ne vise pas correctement la langue maternelle, qui est un caractère permanent. Elle peut même sembler viser plutôt une langue seconde, apprise de façon plus passive, et dont on peut assez facilement perdre l’usage.
Statistique Canada a choisi néanmoins de donner priorité à la langue maternelle sur la langue d’usage pour répartir les individus en quatre groupes qui ont comme PLOP le français, l’anglais, le français et l’anglais, ou ni le français ni l’anglais. Pour abréger, appelons-les francoplops, angloplops, biplops et niplops.
Pour calculer la PLOP à la façon de Statistique Canada, on considère d’abord la connaissance des langues officielles. On compte tout unilingue français comme francoplop et tout unilingue anglais comme angloplop. Deuxièmement, parmi les individus restants, qui sont soit bilingues, soit nilingues, c’est-à-dire ne connaissant ni le français, ni l’anglais, on compte comme francoplops tous ceux qui ont comme langue maternelle le français ou le français et une langue non officielle, et comme angloplops tous ceux qui ont comme langue maternelle l’anglais ou l’anglais et une langue non officielle. Troisièmement, pour les individus non encore répartis, on emploie de façon semblable la langue d’usage pour identifier d’autres francoplops et angloplops. En dernier lieu, parmi les individus qu’il reste toujours à classer, on compte uniquement les allophones (langues maternelle et d’usage) nilingues comme niplops. Tous les autres, qu’ils soient bilingues ou nilingues, sont comptés comme biplops. La grande majorité des biplops sont des allophones persistants bilingues, c’est-à-dire des allophones bilingues qui persistent à parler leur langue maternelle comme langue d’usage à la maison.
Les groupes francoplop et angloplop qui en ressortent font le plein de tout ce qui penche le moindrement vers le français ou l’anglais. Le groupe francoplop, par exemple, inclut jusqu’aux allophones, langue d’usage, qui sont nilingues mais ont déclaré avoir appris le français comme langue « maternelle » dans leur jeunesse. Ainsi, certains francoplops ne peuvent plus parler, ou peut-être même n’ont-ils jamais vraiment parlé, leur première langue officielle dite parlée.
Il est instructif de s’inspirer plutôt de la commission Laurendeau-Dunton, et de calculer la PLOP d’une autre façon, en inversant les étapes qui font appel aux langues maternelle et d’usage. On obtient alors des résultats sensiblement différents.
La PLOP façon Statistique Canada produit 7 507 885 francoplops au Canada en 2011. La PLOP manière Laurendeau-Dunton, qui priorise plutôt la langue d’usage, en compte 7 173 425, soit un bon tiers de million de moins. D’une PLOP à l’autre, le poids des francoplops passe de 22,7 à 21,7 %.
La différence provient pour l’essentiel de l’anglicisation des francophones. En 2011, le Canada comptait 448 805 individus de langue maternelle française mais de langue d’usage anglaise. Ce sont des francoplops, façon Statistique Canada, mais des angloplops selon l’approche Laurendeau-Dunton.
On voit pourquoi Statistique Canada priorise la langue maternelle. Cela gonfle le nombre de francoplops au Canada, tout particulièrement à l’extérieur du Québec. L’anglicisation des francophones sévit cependant aussi dans l’île de Montréal, où l’on compte 59,7 % de francoplops, manière Laurendeau-Dunton, comparé à 60,6 %, façon Statistique Canada.
Statistique Canada sait pertinemment que Laurendeau-Dunton avait raison. Que les francophones, langue d’usage, sont plus susceptibles que les francophones, langue maternelle, de recourir à des services fédéraux en français. Que c’est une fumisterie de prétendre que la PLOP, façon Statistique Canada, identifie comme il faut les personnes qui sont le « plus à l’aise » en français, comme l’a fait en entrevue au Devoir Jean-Claude Corbeil, l’un des auteurs des Projections linguistiques.
Cette étude nous sert un autre tour de passe-passe. Les traitant de « groupe résiduel dont la taille est peu importante », elle redistribue arbitrairement les biplops, et donc tous les allophones persistants bilingues, de façon égale entre francoplops et angloplops. Appelons francoplops-plus et angloplops-plus les nouveaux regroupements qui résultent de ce forcing linguistique.
L’étude nous assure que le groupe biplop « représente 0,5 % ou moins de la population totale ». Autrement dit, que son forcing arbitraire n’a pas d’effet significatif sur notre perception des choses.
C’est faux. En 2011, les biplops représentaient au Canada 1,1 % de la population. Au Québec, c’était 3,1 %. Dans la région de Montréal, 5,7 %. Dans l’île, 8,2 %. Pourcentages qui sont par ailleurs appelés à croître à mesure qu’explose le poids de la population immigrante, source première d’allophones persistants bilingues.
Nous sommes maintenant outillés pour saisir approximativement comment Corbeil a pu prétendre au Devoir, le 26 janvier dernier, que « si on utilise plutôt la PLOP, on constate que les deux tiers des Montréalais sont plus à l’aise en français [qu’en anglais] ». Et que « en 2036, on devrait toujours, selon les divers scénarios, demeurer à ce niveau-là ».
Il faut d’abord faire semblant que la PLOP, façon Statistique Canada, indique correctement dans quelle langue officielle un individu se sent le plus à l’aise. Ensuite, au 60,6 % de francoplops que cela produit pour l’île de Montréal en 2011, il faut arbitrairement ajouter la moitié du 8,2 % de biplops, en faisant semblant, également, que cela représente un groupe résiduel de taille « peu importante ». Cela donne presque 65 % de francoplops-plus. D’où le « deux tiers » de Corbeil. Puis on fait de même pour 2036. L’étude nous dissimule le détail de ses projections pour l’île, mais en toute vraisemblance, elles feraient passer les francoplops – même calculés à la façon de Statistique Canada – sous le seuil de 60 %, mais hisseraient les biplops au-dessus de 10 %. Ce qui donnerait de nouveau quelque 65 % de francoplops-plus. Et le tour est joué.
Relevons qu’en 2011, le Canada comptait plutôt sept allophones bilingues qui avaient adopté l’anglais comme langue d’usage, pour trois qui s’étaient semblablement francisés. Le ratio correspondant dans l’île de Montréal était de trois anglicisés pour deux francisés.
Le temps seul nous dira à quel degré les allophones persistants bilingues se pencheront demain vers le français et à quel degré, vers l’anglais. Cela dépendra, entre autres, de l’évolution du rapport de force du français vis-à-vis de l’anglais sur le plan de la langue d’usage au foyer. Mais selon l’étude elle-même, si rien ne change, ce rapport de force continuerait à subir au Québec toute une débarque.
Soit on se laisse endormir en comptant les francoplops-plus.
Soit on agit enfin sur la langue et l’immigration de manière à renverser la dynamique actuelle des langues au Québec.