Les colonisés du Barreau

Josée Legault | Journal de Montréal

 

Dans son ouvrage aussi classique que brillant – Portrait du colonisé -, Albert Memmi en dressait en effet un portrait chirurgical et universel.

Selon Memmi, parmi les nombreuses caractéristiques du «colonisé», on trouve celle-ci :

«Le colonisé n’est sauvé de l’analphabétisme que pour tomber dans le dualisme linguistique. (…) Dans le contexte colonial, le bilinguisme est nécessaire. Il est condition de toute communication, de toute culture et de tout progrès. (…) Mais le bilinguisme colonial ne peut être assimilé à n’importe quel dualisme linguistique. La possession de deux langues n’est pas seulement celle de deux outils, c’est la participation à deux royaumes psychiques et culturels. Or, ici, les deux univers symbolisés, portés par les deux langues, sont en conflit : ce sont ceux du colonisateur et du colonisé

Vous me connaissez. Je n’use pas du mot «colonisé» facilement et encore moins, à toutes les sauces. Sa force est telle qu’il doit être réservé à des cas bien spécifiques.

Il en va ainsi de la dernière initiative du Barreau du Québec.

Comme si le Barreau n’avait rien de plus constructif à faire, voici ce que La Presse en rapporte :

«Le Barreau du Québec et celui de Montréal demandent aux tribunaux d’invalider les lois ou les règlements adoptés par le gouvernement du Québec et l’Assemblée nationale au motif qu’ils sont inconstitutionnels.

Dans une procédure déposée au palais de justice de Montréal vendredi, l’ordre professionnel des avocats et sa branche montréalaise affirment que le processus d’adoption des lois par le législateur québécois n’est pas conforme à la Constitution canadienne.

L’adoption des textes législatifs devrait se faire simultanément en français et en anglais, fait valoir la procédure d’une vingtaine de pages signifiée par le cabinet Jeansonne Avocats inc. au président de l’Assemblée nationale, Jacques Chagnon, et à la procureure générale du Québec, Stéphanie Vallée.

Or, ce que «l’Assemblée nationale fait présentement», note la demande introductive d’instance, est «d’établir un processus législatif pratiquement unilingue suivi d’une traduction à la toute fin du processus d’adoption».»

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Misère… Le Barreau semble se prendrait-il pour la réincarnation de l’ancien lobby anglo-québécois Alliance Québec?

Dans la revue Canadian Lawyer, l’ex-ministre libéral et constitutionnaliste Benoît Pelletier, qualifie carrément la requête du Barreau de «bombe».

Du côté de l’opposition officielle, avocate et vice-cheffe du Parti québécois, Véronique Hivon, dénonce avec raison cette «insulte aux parlementaires québécois» :

«Étant députée dans le seul État francophone au Canada, ça va de soi que je dois pouvoir légiférer uniquement dans ma langue, de faire les travaux parlementaires dans ma langue, de m’exprimer en commission dans ma langue et que tout cela se passe en français comme c’est le cas présentement

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Au-delà de toutes les avocasseries possibles et inimaginables, ce que le Barreau fait est incompréhensible.

Au Canada, le français est une langue de plus en plus minoritaire et fragilisée alors que l’anglais est de plus en plus fortement majoritaire et assimilateur.

Au Canada anglais, c’est même moins de 10% des anglophones qui se disent capables de «soutenir une conversation» en français, lequel est pourtant une des deux langues officielles du pays.

Si le Barreau du Québec se cherche vraiment quelque chose à faire, il pourrait peut-être se porter à l’aide juridique des minorités francophones hors Québec, dont le taux d’assimilation et le manque flagrant d’institutions continuent d’inquiéter.

Ou encore, l’éminente direction du Barreau pourrait lire «Portrait du colonisé» d’Albert Memmi.

En espérant que ça lui allumerait quelques lumières de sagesse et de perspective historique. Rien de pire que de se coloniser soi-même.

 

 

 

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