L’indépendance grecque et les journaux patriotes du Bas-Canada (1821-1831)

par Constant Tzournavelis

Le peuple qui en ce moment se montre sous le jour le plus avantageux aux yeux des amis de la liberté, de l’indépendance et de l’honneur national, c’est sans contredit le peuple Grec. Le Spectateur Canadien, 16 août 1823.

En mars 1821, les Grecs se soulèvent contre l’Empire ottoman et proclament leur indépendance. Leur guerre de libération nationale s’étire sur une décennie et marque l’opinion publique internationale. Le courant de sympathie pour la cause des Grecs est incarné dans le philhellénisme, mouvement de soutien à leur cause.

Au Bas-Canada, dans la vallée du Saint- Laurent, les Canadiens, Québécois de l’époque, comme des myriades d’autres peuples dans le monde, prennent conscience de la nécessité pour un peuple d’être pleinement souverain. Ce sont des lecteurs aguerris de la nouvelle internationale et ils se passionnent pour les peuples en lutte. Les nouvelles en provenance d’Europe sont tirées des journaux français, anglais et américains. Les éditeurs canadiens commentent abondamment le conflit et formulent leurs voeux de voir les Grecs s’affranchir du joug ottoman. Au Bas-Canada, comme ailleurs en Occident, les journaux francophones diffusent un point de vue favorable à l’indépendance grecque.

Dès le début des soulèvements, l’Occident, héritière du monde antique gréco-romain, s’éprend pour ce petit peuple courageux. La Grèce moderne recèle de références à la Grèce ancienne. La formation classique de la petite bourgeoisie montante et de l’élite cléricale canadiennes-françaises accentue la réputation d’excellence des Grecs. Le Spectateur Canadien du 25 mai 1822 exprime bien cette influence : Si l’on pouvait s’en rapporter à ce qu’en ont dit les journaux européens, il faudrait croire que les Grecs modernes ne le cèdent pas en bravoure et en dévouement à la patrie, à leurs valeureux et patriotiques ancêtres.

Tout au long de la décennie qui voit la guerre de l’indépendance grecque faire rage, les journaux bas-canadiens sont de fervents partisans d’une Grèce libre et indépendante. Les lecteurs canadiens attendent avec impatience des nouvelles fraîches en provenance de la Grèce insurgée.

Mort de Markos Botzaris, lors de l’attaque du camp turc à Karpenisi, dans la nuit du 20 au 21 août 1823. (Peinture de Ludovico Lipparini)
Mort de Markos Botzaris, lors de l’attaque du camp turc à Karpenisi, dans la nuit du 20 au 21 août 1823. (Peinture de Ludovico Lipparini)

Champion de la liberté des Grecs, La Minerve, le journal de Ludger Duvernay, couvre dès ses débuts en 1826 la guerre d’indépendance des Grecs. Le lancement du journal patriote La Minerve coïncide avec le déferlement de nouvelles concernant la chute de la ville de Missolonghi et la sortie fatidique de ses assiégés en avril 1826.

Cet événement tragique a des répercussions majeures sur l’opinion publique internationale. L’indignation est à son comble et la couverture de la lutte des Grecs devient la question de l’heure. La Minerve est donc portée par l’importante couverture de la Chute de Missolonghi dans la presse internationale et les appels à l’aide aux peuples d’Europe et d’Amérique pour sauver l’honneur et l’indépendance des Grecs.

Semaine après semaine, la Grèce s’impose dans l’opinion publique bas-canadienne. Les combattants de l’indépendance grecque deviennent familiers aux lecteurs. On peut affirmer que les libérateurs grecs ont imprégné l’imaginaire patriote comme en témoigne un extrait du Journal d’un fils de la liberté d’Amédée Papineau. Ce dernier, en exil après les rébellions de 1837-1838, fait, en 1841, la visite au port de New York d’un vaisseau du nom d’un combattant de l’indépendance grecque qui est chanté et célébré par les poètes. Le fils Papineau écrit : Jeudi, 9 septembre. Je vais aujourd’hui avec DesRivières voir au port un vaisseau grec, le Marcos Botzaris, nom sacré. Tout l’équipage est grec à longues moustaches, et ne parle que le grec.

Marcos Botzaris, mort au combat, est un personnage omniprésent dans les journaux patriotes. Nombreux sont les articles en son honneur. Dans le journal, Botzaris figure auprès des Kolokotrónis, Kanaris, Ypsilántis, Bouboulina, Simón Bolívar, Daniel O’Connell et Louis-Joseph Papineau. Le romantisme contribue à mousser ces personnages plus grands que nature que sont les libérateurs. De la Grèce à l’Irlande, des États-Unis à l’Amérique latine, et ce jusque dans la vallée du Saint-Laurent, la liberté des peuples devient un idéal chéri.

Les journaux La Minerve, Le Spectateur Canadien, Le Canadien et La Bibliothèque Canadienne sont les architectes d’un imaginaire de libération nationale où les peuples embrassent leur destin au rythme soutenu de l’artillerie éditoriale qui scande : Vive la liberté! Vive l’indépendance!

Dans ses écrits, Amédée Papineau, alors étudiant au collège de Saint-Hyacinthe, nous informe du climat qui prévalait en 1836, où journaux, luttes à l’Assemblée et idée d’émancipation des peuples ponctuaient le quotidien : Mort de Markos Botzaris, lors de l’attaque du camp turc à Karpenisi, dans la nuit du 20 au 21 août 1823. (Peinture de Ludovico Lipparini)  Ici, on nous inculquait l’amour de la patrie, nous avions accès aux journaux et, pendant les repas, nous entendions lire l’histoire de la résurrection de la Grèce et les mémoires de Silvio Pellico. Nous avions notre bataillon de miliciens, armés de fusils de bois. Et nous sympathisions avec la Chambre d’assemblée, luttant contre la bureaucratie et contre les satrapes de Downing Street.

Les lecteurs des journaux canadiens étaient instruits quant aux enjeux internationaux. Ils n’étaient pas étrangers aux luttes des peuples pour leur indépendance. Il y avait dans le combat des Grecs, un idéal poursuivi par les Canadiens qui, eux aussi, envisageaient peu à peu leur avenir dans la perspective de s’affranchir de la domination coloniale. L’indépendance et le principe des nationalités instillés et diffusés dans les journaux annonçaient que tôt ou tard, les Canadiens ne pourraient rester insensibles à leur condition de conquis. L’oppression nationale avait mauvaise presse et l’indépendance, la république et la révolution avaient des airs de jeunesse et présageaient la volonté d’indépendance des patriotes de 1837-1838.

••• Références

Amédée Papineau, Journal d’un fils de la liberté 1838-1855, Deuxième édition revue, corrigée et considérablement augmentée. Texte établi avec introduction et notes par Georges Aubin, Sillery (Québec), Septentrion, 2008, p. 463.

Amédée Papineau, Souvenirs de jeunesse 1822-1837, Texte établi avec introduction et notes par Georges Aubin, Sillery (Québec), Septentrion, 1998, p. 87.

 

Quelques dates pour comprendre les événements en Grèce

1453 Chute de Constantinople, capitale des Grecs byzantins.

1595-1601 Soulèvement contre l’occupant turc.

1611 Tentative de révolution en Épire et en Thessalie (Grèce du Nord).

1669 Conquête définitive de la Crète par les Ottomans.

1687 Deuxième guerre entre Vénitiens et Turcs en Grèce continentale. Destruction du Parthénon.

1768-1774 Guerre russo-turque.

1769-1770 Soulèvement grec et russe dans le Péloponnèse.

1783 Suite au Traité Kutchuk-Kaïnardji de 1774 qui fait de la Russie la protectrice des orthodoxes de l’Empire ottoman, une nouvelle convention entre Russes et Ottomans procure aux marchands grecs le droit de naviguer sous pavillon russe en mer Noire et en Méditerranée.

1814 Fondation de la Filikí Etería à Odessa, la Société des Amis, société secrète qui a pour but la libération de la Grèce.

1821 Soulèvement des Grecs en Moldavie et Valachie, Roumanie actuelle, et dans le Péloponnèse (mars). Chute de Tripoli en octobre où les Grecs massacrent les populations turques.

1822 Première Assemblée nationale d’Épidaure : déclaration de l’indépendance de la Grèce et première constitution de la République hellénique. Massacre des populations grecques de Chios par les Turcs.

1823 Le poète Dionýsios Solomós écrit l’Hymne à la liberté qui deviendra l’hymne national de la Grèce.

1823-1825 Guerre civile grecque. Début 1824, il y a deux gouvernements en Grèce.

1824 Le massacre de Psaras. Nettoyage ethnique par les Turcs des Grecs de la petite île égéenne.

1825 Les troupes d’Ibraïm Pacha d’Égypte marchent sur le Péloponnèse et sèment destruction et désolation.

1826 Chute de Missolonghi. Sortie désespérée des assiégés de la ville.

1827 Bataille de Navarin : la flotte turque est détruite par la triple alliance française, anglaise et russe dans la baie de Navarin.

1828 Débarquement de l’expédition française en Morée.

1830 Protocole de Londres, la petite Grèce est reconnue comme un État indépendant.