Lettre ouverte à Philippe Couillard | Le Devoir
Il y a 35 ans, le 17 avril 1982, la proclamation de la Loi constitutionnelle de 1982 portait une atteinte sans précédent à l’autonomie législative, constitutionnelle et politique du Québec au sein de la fédération canadienne.
Aboutissement d’une opération de rapatriement unilatéral effectuée sans l’assentiment du Québec et au mépris de son refus clairement exprimé d’y consentir, l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1982 et de la Charte canadienne des droits et libertés constituait un véritable outrage politique infligé à l’endroit de la nation québécoise tout entière. Ce moment constitutionnel était, et demeure aujourd’hui, aussi antidémocratique qu’illégitime.
Au surplus, ce coup de force constituait pour le Québec, comme le soulignait René Lévesque à l’époque, une véritable réduction à l’impuissance sur son propre territoire. En 1982, la Charte canadienne des droits et libertés est venue usurper le pouvoir souverain du peuple québécois de faire ses propres lois pour placer l’Assemblée nationale du Québec sous la tutelle judiciaire permanente de la Cour suprême du Canada — tout particulièrement en matière de langue et d’éducation. N’est-il pas important de rappeler que la Loi constitutionnelle de 1982 modifiait de façon implicite d’importantes dispositions de la Charte de la langue française, et ce, sans le consentement de l’Assemblée nationale ?
La proclamation de la Loi constitutionnelle de 1982 et l’adoption par le Parlement du Royaume-Uni de la Loi sur le Canada quelques mois plus tôt ont contrevenu et contreviennent toujours de manière manifeste aux principes fondamentaux en droit international que sont l’égalité des peuples et le droit des peuples à l’autodétermination. Pourtant, il est essentiel de réaffirmer, comme le fait la Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec, que « [le] peuple québécois peut, en fait et en droit, disposer de lui-même », qu’« [il] est titulaire des droits universellement reconnus en vertu du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes » et qu’« [il] a le droit inaliénable de choisir librement le régime politique et le statut juridique du Québec ».
Contrecarrer le droit québécois
Depuis 35 ans, la Charte canadienne est de plus en plus fréquemment invoquée pour contrecarrer le droit québécois au nom d’une idéologie néolibérale, relativiste et communautarisante, qui s’inscrit en faux avec la réalité sociale beaucoup plus républicaine, universaliste et convergente de ses assises démocratiques. De la mise en pièces de la Charte de la langue française jusqu’à la tourmente des accommodements raisonnables, cette Charte canadienne n’en finit pas de s’opposer à la pourtant légitime expression démocratique d’un peuple québécois qui cherche à assurer son avenir et à assumer son identité, tout cela au nom d’une interprétation confisquée des droits fondamentaux ancrée dans le multiculturalisme et l’individualisme, qui n’est pourtant ni la seule ni la sienne.
À l’époque du rapatriement, le chef libéral Claude Ryan avait joint sa voix à celle de René Lévesque pour dénoncer le coup d’État constitutionnel de Pierre Elliott Trudeau. Tous vos prédécesseurs à l’Assemblée nationale, même les plus ardents fédéralistes parmi nos premiers ministres libéraux des dernières années — incluant Robert Bourassa et Jean Charest —, ont condamné ce sombre épisode de l’histoire canadienne, quelles que soient leurs opinions sur la question nationale. Jeudi dernier, vous rompiez avec eux en refusant de renouveler la condamnation systématiquement prononcée par notre Assemblée nationale de cet événement traumatique, alors même que la motion proposée à cet effet était identique à celle que votre parti avait appuyée il y a cinq ans. Pourtant, rien ne s’est amélioré depuis 1982 : le Québec n’a obtenu aucune reconnaissance constitutionnelle de son statut de société distincte ni le moindre pouvoir constitutionnel supplémentaire (pouvoirs qu’il réclame pourtant depuis le gouvernement libéral de Jean Lesage sous la Révolution tranquille).
La vulnérabilité culturelle et politique du Québec au sein de l’ordre constitutionnel canadien n’a fait que s’accroître durant les 35 dernières années. En votre qualité de premier ministre du Québec, de chef du gouvernement de la nation québécoise, vous avez la responsabilité de condamner le geste antidémocratique et illégitime qui a été posé en 1982. Mais jeudi dernier, au contraire, vous en avez fait l’apologie. Jeudi dernier, vous avez commis un affront. Vous avez fait un affront à l’Assemblée nationale. Un affront à vos prédécesseurs. Un affront au peuple québécois. Cet affront, nous ne pouvons que le dénoncer.
Affaiblir le Québec
Depuis votre arrivée au pouvoir, vous avez contribué à affaiblir le Québec au sein de la fédération canadienne en proposant vous-même une vision de plus en plus réductrice de notre capacité d’action législative, politique et économique. Dans vos négociations avec le gouvernement du Canada, vous abdiquez sans combattre : de Muskrat Falls à Bombardier, en passant par les suites de l’arrêt Jordan (une autre suite de la Charte canadienne) et votre évidente préférence pour le multiculturalisme canadien illustré par les projets de loi nos 59 et 62 sur la liberté d’expression et les accommodements raisonnables.
Certes, il est tout à fait légitime pour un gouvernement de promouvoir un programme politique. Mais aucun premier ministre avant vous n’a fait passer un tel programme (de soumission complète !) avant la mission plus grande de tout chef d’État : la défense et la promotion de la nation qu’il a pour devoir de mener.
Depuis votre assermentation, de plus en plus de Québécois s’interrogent : agissez-vous en premier ministre du Québec ou en émissaire du Canada au Québec ? Jeudi dernier, par votre refus de condamner l’outrage constitutionnel de 1982, vous avez répondu de manière on ne peut plus claire à cette question. Le peuple québécois doit en prendre acte.
* La lettre est cosignée par :
Claude André, enseignant en sciences politiques
Jérôme Blanchet-Gravel, essayiste et historien
Henri Brun, professeur de droit (Université Laval)
George Brunel, Organisation des Nations Unies (retraité)
Pierre Cloutier, avocat
Michèle Doat
François Doyon, philosophe
Lionel Alain Dupuis
Diane Dutka, avocate (retraitée)
Maxime Laporte, avocat
Gabriel Meunier, avocat
Simon-Pierre Savard-Tremblay, essayiste et sociologue
André Sirois, avocat à l’Organisation des Nations Unies