Jean-Benoît Nadeau | Le Devoir
Comme cette chronique porte sur la langue française en dehors du Québec et l’espace francophone, je vous parle rarement de politique linguistique québécoise. Or, cela fait longtemps que je pense que le Québec fait une erreur en ne pensant la protection de la langue que sur un plan strictement défensif. Selon moi, une réforme s’impose.
La Charte de la langue française, surnommée « loi 101 », fut formulée dans les années 1970, quand la menace de l’anglais était largement un problème de classes sociales et de marginalisation socioéconomique. De nos jours, les entreprises québécoises s’exportent et deviennent transnationales ; les Canadiens français ont largement effectué leur rattrapage économique ; une grande proportion des immigrants se francise ; mais l’anglais, langue de domination, est devenu vecteur de mondialisation.
Précisons ici que la loi 101 fonctionne globalement en défense, même si elle est perfectible. Ça fonctionne parce que son esprit n’est pas contre l’anglais, mais pour le français. Or, elle doit évoluer avec la société, et elle évoluera correctement si elle préserve cet esprit : pour le français.
Actuellement, la loi 101 gère l’affichage, elle exige des comités de francisation, mais cela est peu efficace quand il s’agit de gérer des filiales, des conseils d’administration composés de cadres venus de partout et du personnel qui circule. Cette réalité est d’ailleurs la même pour les grandes associations et les universités. Elle ne peut rien pour des Couche-Tard et autres Bombardier qui s’anglicisent progressivement à cause de leur succès.
Devant cette carence, il saute aux yeux qu’une loi 101 2.0 devrait exiger des entreprises qu’elles énoncent une politique d’aménagement linguistique favorable au français. Les règles d’affichages et le comité de francisation en feraient partie, mais ils n’en seraient qu’un volet.
Prenez le cas de Michelin, qui s’est dotée d’une politique linguistique interne après l’achat de Goodyear en 2000. Sa politique linguistique est très simple : dans chaque pays où elle agit, la langue de Michelin est la langue du pays. Mais un cadre national qui espère monter au siège social de la multinationale doit parler français et accepter que ça se passe en français. Et devinez quoi ? Ça ne les pénalise pas.
Autre exemple de politique d’aménagement linguistique non gouvernementale ? On pourrait citer celle de l’Université de Montréal, tout comme les conseils scolaires francophones de l’Ontario : chacun doit produire sa propre politique d’aménagement linguistique, où il statue sur la manière de faire vivre le français dans la communauté au-delà de son mandat d’enseigner.
À mon avis, cette obligation d’une politique linguistique interne devrait être étendue aux universités et aux cégeps, mais aussi aux grandes associations, à certains organismes gouvernementaux — comme la Caisse de dépôt — et bien sûr aux entreprises cotées en Bourse sous l’égide de l’Autorité des marchés financiers.
On peut concevoir qu’il serait plus simple d’imposer une telle politique aux entreprises de propriété québécoise. Et effectivement, on ne voit pas Rona ou St-Hubert imposer le français à leur nouveau maître. Mais dans pareil cas, c’est l’aspect défensif de la loi 101 qui continuerait de s’appliquer.
L’obligation de produire une politique d’aménagement linguistique pour les entreprises, les associations et les universités aurait une grande valeur pédagogique. Elle les forcerait à réfléchir sur le potentiel de recrutement en français même en dehors du Québec — sujet sur lequel j’ai beaucoup écrit. Chaque fois que je mentionne cette idée, on me répond qu’on ne peut pas imaginer trouver de bons cadres parlant français aux États-Unis et au Canada anglais. Mais justement, si : on y trouve quelques millions de francophones de langue maternelle. Et d’autres millions encore qui apprenant le français comme langue seconde se rangent dans les couches les plus instruites de la population.
Bref, l’obligation de pondre une politique linguistique maison forcerait tout le monde à réfléchir en dehors des cadres et à regarder au-delà des oeillères qu’ils portent. La diplomatie culturelle québécoise étant très développée, le Québec est dans une situation très particulière où le gouvernement est fortement en avance sur la population, qui souffre d’une certaine myopie linguistique. Et il en va de la mission de l’État de dire aux gens où se situe l’intérêt général, même si ceux-ci l’ignorent.
Quant à l’action extérieure sur la langue, il y aurait selon moi d’autres chantiers à lancer, mais la place me fait défaut ici pour en parler. L’OQLF — dont la vocation était d’abord terminologique — est-il vraiment le meilleur véhicule pour agir comme « police de la langue » ? Après presque 60 ans de terminologie officielle, le gouvernement ne devrait-il pas mettre en grand chantier une académie québécoise de la langue, voire un réseau des académies francophones ? Vaste programme.