Guillaume Marois | Journal de Montréal
Débat intéressant cette semaine à l’émission La Joute entre Mathieu Bock-Côté et Thomas Mulcair à propos de la langue française au Québec. Mathieu Bock-Côté soutient que « le français devait être la langue commune, mais de plus en plus, il est en train de devenir la langue des « francophones » (…), propos fortement contesté par Thomas Mulcair qui retorque : « [e]st-ce que vous ayez la moindre étude pour étayer vos dires? »
Il y a souvent confusion dans les indicateurs linguistiques utilisés pour évaluer la situation du français au Québec. S’il est vrai, comme Philippe Couillard et Thomas Mulcair le rappellent souvent lorsqu’il est question d’intégration linguistique des immigrants, que la quasi-totalité des enfants d’immigrants connaitront le français, conséquence de la loi 101 les obligeant à fréquenter le système scolaire francophone, il n’est pas pour autant assuré que le français soit leur commune. En effet, la connaissance d’une langue n’implique pas nécessairement son utilisation courante.
Alors que la loi 101 vise « à faire du français la langue de l’État et de la Loi aussi bien que la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires », il est malheureux de constater le très faible intérêt du gouvernement pour collecter les données permettant de quantifier la question. En fait, aucune enquête québécoise ne permet de faire un suivi historique de la situation. Les questions sur la langue du recensement canadien ne concerne de son côté que la langue au travail, la langue à la maison, la langue maternelle et la connaissance des langues officielles.
L’Enquête Conscience linguistique et usage du français, qui remonte malheureusement à 2010, permet néanmoins d’avoir un aperçu de la situation. Une question portait en effet sur la langue utilisée le plus souvent lors de diverses activités hors du foyer et du cercle d’amis. Alors qu’en est-il? Je reproduis ici les chiffres portant sur la proportion utilisant uniquement le français comme langue parlée le plus souvent « en général » et au travail (les personnes déclarant utiliser à la fois le français et l’anglais à égalité ne sont pas inclues, car l’esprit de la Charte est de faire du français la seule langue publique commune).
Malgré que la plupart ait une connaissance de la langue, le français est la langue utilisée lors des interactions publiques pour à peine le tiers des anglophones et 40% des allophones non-francotropes (c’est-à-dire à peu près tous ceux qui ne proviennent pas d’un pays de la francophonie ou d’un pays ayant une langue officielle latine). Ces chiffres sont encore plus bas lorsqu’il est question de la langue utilisée au travail. Avec une telle situation, il faut être bien optimiste pour penser que les immigrants non-francophones se franciseront naturellement en milieu de travail, comme l’a prétendu Thomas Mulcair lors de ce débat.
Il est néanmoins fort probable que la situation soit nettement meilleure que celle prévalant avant la loi 101 (malheureusement, les données manquent pour comparer), mais les gains demeurent très modestes chez les anglophones et les allophones qui n’ont pas une prédisposition linguistique ou historique avec le français. Quoi qu’il en soit, cette enquête laisse penser que chez les anglophones et les allophones non-francotropes, la Charte de la langue française n’a pas atteint son objectif visant à faire du français la seule la langue commune.
Soulignons néanmoins, qu’en retour, les chiffres sont nettement plus hauts pour les francophones (91% disent utiliser principalement le français pour la question générale et 83% au travail) et dans une moindre mesure, pour les allophones francotropes (77% pour la question générale et 70% au travail). La concentration géographique de ces derniers l’île de Montréal explique sans doute en partie ces proportions un peu plus faibles que chez les francophones.
En bout de ligne, ces données semblent donner raison à Mathieu Bock-Côté : le français ne serait pas la langue commune de tout le monde. Il ne le serait que pour les francophones de langue maternelle et les immigrants allophones provenant d’un pays déjà prédisposé au français, c’est-à-dire essentiellement les personnes venant du Maghreb, Haïti, les pays d’Amérique latine et les pays d’Afrique subsaharienne francophone, dont l’immigration a permis de renforcer le français dans quelques secteurs de Montréal.
Pour terminer, je rappelle toutefois que ces données datent de 8 ans déjà, proviennent d’un sondage sur un échantillon restreint, et ont été collectées de manière ponctuelle. Pour avoir un véritable portrait de la situation permettant de baser les politiques linguistiques sur des indicateurs rigoureux, il serait impératif de mettre en place un véritable programme d’enquêtes récurrentes sur les questions linguistiques et leurs déterminants.