Grand deuil pour la poésie haïtienne et québécoise

Quelques jours après le décès de notre ami le poète Claude Pierre, la disparition à Montréal, le 30 juin 2017, de l’un des plus grands poètes surréalistes haïtiens du XXe siècle, Serge Legagneur, plonge la poésie haïtienne et québécoise dans un grand deuil.

 

Serge Legagneur (1937-2017)

Né le 10 janvier 1937 à Jérémie, Serge Legagneur est l’un des membres fondateurs, au début des années 1960, du groupe Haïti littéraire aux côtés de Davertige, Roland Morisseau, Anthony Phelps, Auguste Thénor et René Philoctète. Pour se mettre à l’abri du terrorisme d’État institué par François Duvalier, il rejoint à Montréal, en 1965, ses amis poètes Émile Ollivier et Anthony Phelps, qui ont dû eux aussi quitter l’île-prison duvaliérienne, liberticide et mortifère.

 

Avant son départ pour le Canada, Serge Legagneur a oeuvré aux deux revues du groupe Haïti littéraire : d’abord Prisme, revue sonore de Radio Cacique fondée par Anthony Phelps. Radio Cacique animait, tous les dimanches, une chronique culturelle : trente minutes de poésie, un jeu radiophonique et une pièce de théâtre de trente minutes. Ensuite Semences, qui a fait paraître quatre numéros comprenant principalement les oeuvres du groupe Haïti littéraire.

 

Au cours des années 1960, Serge Legagneur participe, aux côtés d’Anthony Phelps et de Gérard V. Étienne, à de nombreuses rencontres avec l’avant-garde littéraire québécoise : Paul Chamberland, Nicole Brossard, Raôul Dugay, Claude Péloquin, Denise Boucher, Gilbert Langevin et Gaston Miron, qui baptise le groupe « Batèche batouque ». C’était aux fameux « lundis du Perchoir d’Haïti », à Montréal, des rencontres d’une ample voilure au vent des idées d’ouverture du Québec sur le monde et sur lui-même.

 

Fort actif dans le champ littéraire québécois, Serge Legagneur publie Textes interdits en 1966. De haute maîtrise langagière, ce recueil est chaleureusement accueilli par les critiques et les poètes québécois. Selon son éditeur, le poète québécois Paul Bélanger, « l’oeuvre de Serge Legagneur est tout à fait significative de l’effet des poètes haïtiens sur la poésie québécoise, voire même sur la poésie de langue française ». Dans Le Soleil (de Montréal) du 6 juillet 1967, Suzanne Paradis écrit : « Avec Serge Legagneur, la poésie canadienne-française a gravi plusieurs échelons à la fois sur la voie verticale de l’intelligence et du langage poétique… »

 

Serge Legagneur, après des études en littérature et en psychopédagogie, a enseigné le français dans plusieurs écoles de la région métropolitaine de Montréal tout en poursuivant le tracé d’une oeuvre de haute couture poétique comprenant, entre autres, Textes interdits (Estérel, 1966), Textes en croix (Nouvelle optique, 1978), Textes muets (Noroît, 1987), Poèmes choisis, 1961-1997 (Noroît, 1997).

 

L’oeuvre de Serge Legagneur comprend également un document majeur devenu quasiment introuvable : Que meure la chanson de la mort, poème écrit collectivement en 1963 pour Marie Chauvet par le groupe Haïti littéraire. Sur le plan des documents sonores, l’oeuvre de Serge Legagneur consigne des pièces dont la grande rigueur esthétique doit encore être saluée.

 

Observateur attentif de la poésie québécoise venue d’« Ailleurs », Jean-Marc Lafrenière analyse en ces termes son oeuvre : « La poésie de Serge Legagneur envoûte, embrasse par son langage dénué de toute vision idéologique. Poésie innovatrice dégagée de toute substance imbriquée dans la pétulance des mots de l’engagement […]. Et de par son intelligence, il a su ressusciter le mouvement du poème (le rythme intérieur) et soulève la passion des mots (le ton du langage), deux caractéristiques que l’on retrouve comme par hasard chez des auteurs québécois tels Michel Beaulieu (Charmes de la Fureur, 1970) et Paul-Marie Lapointe (Le réel absolu, 1971). »

 

Comment conclure ? À l’instar de l’impayable dette que j’ai envers Anthony Phelps, l’oeuvre de Serge Legagneur aura durablement et qualitativement marqué mes chantiers d’écriture poétique à travers notamment nos conviviales rencontres-repas, chez moi, au cours des années 1990. Lui rendre hommage à hauteur d’une exemplaire parole poétique, c’est rompre les digues de l’agraphie et du chagrin qui nous submergent.

 

Rendre la poésie à la poésie : la sienne, assurément, porteuse de la lumière qui nous grandit, qui grandit le Québec et qui se lit comme suit dans son long poème intitulé Inaltérable : « vers cette mer intérieure que je t’indiquerai hors du portulan/en toi retrouvé/le même dit de toute langue de feu/hybride excroissance entre muscle et calcaire diront-ils/mais nous simple genèse de l’ombre/d’une descente infinie vers ce chant qui fut toi/au plus-que-parfait du centre du foyer/sur l’égal battement d’ailes labiales/la même soif éprouvée des entonnoirs aux labyrinthes/l’insurmontable vertige des couloirs de pierres intérieurs/où ceux-là s’acharnaient enchaînés au sort des phrases/muettes ».

 

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