Jacques Viger et le Canada montréalais

Article de Michel Lapierre paru dans Le Devoir, édition du samedi et dimanche 26 et 27 septembre 2009.

En 1836, Julie Bruneau écrit à son mari Louis-Joseph Papineau en pensant à leur ami Jacques Viger et à d’autres Patriotes, «grands parleurs» qui reculent devant le pouvoir colonial anglais: «Si on leur montre les grosses dents, ils sont tout à coup sans courage.» Pourtant, Viger, en 1813, s’est senti «en pays étranger» dans le Haut-Canada (l’Ontario actuel). Il a confié à sa femme: «Le Canada n’est qu’à Montréal et dans ses environs.»

Belle doctrine pour Jacques Viger (né en 1787), roi des «premières», qui devient, en 1833, le premier maire de Montréal, en 1834, le premier président de la Société Saint-Jean-Baptiste (fondée par Ludger Duvernay) et, en 1858, année de sa mort, les yeux rivés sur la postérité, le premier président de la Société historique de la métropole!

Au lieu de tendre vers la révolution, le notable, cousin du premier évêque de Montréal, Jean-Jacques Lartigue, et commandeur de l’ordre pontifical de Saint-Grégoire-le-Grand, accumulait les honneurs. Léo Beaudoin, son biographe, et Renée Blanchet, éditrice des lettres inédites qu’il a échangées avec sa femme, viennent de publier Jacques Viger, ouvrage minutieux et réfléchi qui détaille tous les faits énumérés ici en les liant à beaucoup d’autres.

Une hypothèse plausible

Dans une fine analyse psychologique, Beaudoin se demande si le Montréalais de naissance, érudit qui s’est laissé fasciner par l’histoire militaire, en plus d’avoir été officier de milice et d’avoir pris part, sous le drapeau colonial bien sûr, à la guerre américano-britannique de 1812, ne voulait pas «se valoriser» aux yeux de sa femme. En 1808, il avait épousé, à 21 ans, Marie-Marguerite de La Corne, Canadienne de 12 ans son aînée, fille d’un aide de camp d’un gouverneur de la «Province of Quebec» et veuve d’un major anglais.

L’hypothèse de la valorisation est d’autant plus plausible que Viger, féru d’antiquités, de livres rares, de statistiques, de lexicographie, d’archéologie et d’héraldique, était de petite taille et que sa femme avait longtemps vécu en Angleterre, dans un milieu martial et fier. Il ne faut pas se surprendre qu’il préférât le culte des archives et la simple cueillette de faits, labeur dont témoignent les 43 volumes de sa fameuse Saberdache, à l’effort et au courage d’interpréter l’histoire.

À cet égard, son opinion en 1847 sur l’Histoire du Canada, que François-Xavier Garneau, libéral pourtant modéré, vient de commencer à publier, est très révélatrice. Dans une lettre à un prêtre, il reproche à Garneau d’avoir «voulu écrire une histoire philosophique dans le goût des Quinet, des Michelet, des Proudhon, voire même des Lamartine, etc., et non pas dans le goût encore si respectable de la majorité de ses compatriotes».

On s’amuse à découvrir qu’en août 1813, dans la correspondance entretenue avec sa femme au cours de la guerre qui oppose les États-Unis aux colonies anglaises nord-américaines, Viger, malgré son conservatisme, émet un jugement libéral, digne d’un historien philosophe. Il signale les différences entre deux textes émanant du même adjudant-général britannique: l’un pour l’autorité, l’autre pour le public. Il se désole que l’on ne puisse «pas toujours dire, dans ces sortes d’écrits, toute la vérité, ou même rien que la vérité».

Ainsi, la vérité devient élastique, comme le Canada, si différent dans l’esprit des Anglais et dans celui du Canadien Jacques Viger, le Patriote timoré.

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JACQUES VIGER
Léo Beaudoin et Renée Blanchet
VLB
Montréal, 2009, 272 pages

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