Jacques Viger

par Jean-Pierre Durand

Jacques Viger
Jacques Viger

Jacques Viger est un président qui, à première vue, détonne. Et pourtant, ce premier président gagne à être découvert à la lumière d’une intéressante biographie que lui consacre Léo Beaudoin (voir note en fin de texte).

Jacques Viger naquit à Montréal le 7 mai 1787. Il eut pour parrain un ami de son père, Joseph Papineau, qu’il considéra toujours comme son oncle, et, par conséquent, comme cousins les enfants de ce dernier, dont Louis-Joseph, qui deviendra le célèbre tribun. On retient de Jacques Viger la réputation, nullement surfaite, d’avoir été un érudit. Mais pour gagner ses galons, il a bien fallu qu’il consente quelques efforts, à savoir d’innombrables lectures…

Le jeune Viger, qui s’intéresse à tout en dilettante et qui se délecte pour les enjeux mois, entre novembre 1808 et mai 1809). Cette amorce de carrière n’est peut-être pas étrangère à l’union de sa destinée avec Marie-Marguerite de La Corne Lennox en 1808. De douze ans son aînée, veuve et mère de quatre enfants, on pourrait s’étonner que l’apprenti journaliste de 21 ans s’en soit épris. Mais bon, Marguerite n’était point laide et, plus sérieusement, la veuve Lennox représentait un « beau parti », car issue d’une famille canadienne influente.

C’est à l’époque où il travaille pour le journal Le Canadien que Viger entreprend la rédaction de Ma Saberdache, un ouvrage monumental en 43 volumes où il consigne ses observations : matériaux pour servir à l’Histoire du Bas et du Haut-Canada, correspondance, notes et papiers divers sur des événements auxquels il a été mêlé…

Donc, après l’épisode journalistique, il apparaît que l’épouse a su tenir les rênes et inciter son homme à modérer ses ardeurs patriotiques. Il faut dire que son mariage précédent avec un membre de la haute société britannique (son ex, John Lennox, mort à 32 ans, était un militaire) n’était pas de nature à lui faire remettre en question sa loyauté à la couronne. En effet, Marguerite était réfractaire aux idées anticléricales et voltairiennes qui essaimaient dans certains milieux de l’époque. Viger aura compris le message et se fera plus discret, du moins à l’extérieur. Il se consacre alors à des travaux de recherche et d’écriture, dont un recueil de néologismes qui ne sera publié qu’un siècle plus tard.

Durant la guerre de 1812, Viger s’enrôle dans la milice pour défendre le Canada. On le nomme lieutenant. Il devient ensuite capitaine dans le corps des Voltigeurs canadiens. Il fut destitué pour s’être absenté sans permission, mais comme il s’agissait d’un malentendu, on le réintégra dans son grade militaire.

En 1813, le gouverneur lui confie la charge d’inspecteur des grands chemins, rues, ruelles et ponts de Montréal, poste qu’il occupa et qu’il accomplit de façon méticuleuse jusqu’en 1840. Cela faisait de lui le principal fonctionnaire de Montréal, à une époque où l’administration municipale est à l’état embryonnaire. Son goût des responsabilités publiques lui amènera d’autres mandats, comme celui, en 1825, du recensement de l’île de Montréal. Mais Viger n’obtiendra pas pour autant toutes les charges publiques qu’il convoita.

heraldicGrâce à la notoriété acquise au fil des ans, Viger se voit élire à la mairie le 3 juin 1833. Il faut préciser qu’en cette période troublée, il apparaît comme un modéré susceptible de concilier tout un chacun. D’ailleurs, il mettra à profit ses connaissances héraldiques pour dessiner les premières armoiries de la ville, montrant la rose d’Angleterre, le chardon d’Écosse, le trèfle d’Irlande et le castor du Canada. Mais son mandat viendra à terme en 1836, en même temps que la charte de la ville (fruit d’un compromis entre les marchands anglais de Montréal et les partisans du parti de Papineau) qui, compte tenu des troubles politiques, ne sera pas renouvelée. L’ancien système de gouvernement municipal par des juges de paix est rétabli et l’on se passera donc de maire pendant un certain temps.

On pourrait, à la limite, suspecter Viger d’avoir été en désaccord avec les thèses des Patriotes, quand on songe au poste de premier magistrat qu’il occupa avec l’appui, certes, du parti de Papineau, mais aussi des marchands anglais. Je ne penche pas de ce côté-là néanmoins. Ses sympathies politiques, comme l’atteste sa correspondance, iront au parti de Papineau. En fait, j’ai comme l’impression qu’il a été habile, fournissant par ailleurs beaucoup de renseignements précieux à son « cousin » Louis-Joseph Papineau et à ses amis. De là à dire qu’il agissait comme une taupe, je n’irais pas jusque là. Mais reste qu’il demeurera toute sa vie durant en contact avec eux (agissant comme un informateur), qu’il leur écrira abondamment et leur rendra de nombreuses visites. Gageons que ces visites n’étaient pas uniquement pour pousser une chansonnette, dont il avait par ailleurs le talent, ou une histoire drôle.

En fait, on peut difficilement imaginer qu’il aurait présidé les premiers banquets à l’origine de la Société Saint-Jean-Baptiste qui, en 1834, est une création d’un Patriote, Ludger Duvernay, aux idées républicaines et radicales, s’il n’avait pas épousé au départ les idées révolutionnaires de son temps. Il ne jouera toutefois pas de rôle actif durant la rébellion. En cela, il est sans nul doute un modéré, comme plusieurs représentants de la petite bourgeoisie canadienne-française de l’époque. Pas question de franchir le Rubicon car, qui sait, cela aurait pu compromettre son mariage et sa réputation de gentilhomme. Mais il y a plus. Certains partisans de Papineau estimaient qu’il était vain d’aller au combat mal préparés contre la meilleure armée du monde (parlez-en à Napoléon Bonaparte !).

Dans sa biographie, Léo Beaudoin écrit : En février 1836, Julie Papineau, dans une lettre à son mari, s’en prenait à Jacques Viger et bien d’autres misérables Canadiens, grands parleurs et grands braves quand il n’y a rien à craindre : si on leur montre les grosses dents, ils sont tout à coup sans courage. Faut-il pour autant lui lancer la pierre ? Ou ne faut-il pas plutôt tenir compte du contexte ? Ceux qui me connaissent savent que je ne serais pas tendre envers l’attitude de Viger, mais bon, on ne peut rien changer rétroactivement. Il ne faut pas perdre de vue que Viger est aussi profondément croyant et un ultramontain (c.-à-d. qui soutient le pouvoir absolu du pape et la suprématie de l’Église sur l’État). Le haut clergé, par ses menaces d’excommunication et ses condamnations de la résistance, avait sur lui (et sur bien d’autres) une influence certaine. Cette position de l’Église fournit à l’ordre établi une aide inestimable et conduisit probablement à la défaite militaire des soulèvements de 1837- 38. Rien ne sera plus pareil après, avec l’Acte d’Union, proclamé en février 1841 et qui visait à assurer la prédominance de l’élément britannique.

Après les rébellions, Jacques Viger continuera de vivre dans une aisance certaine, notamment par le revenu qu’il tire de quelques propriétés foncières qu’il possède. En 1843, il fera partie du comité qui réorganisa l’Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal… et il en sera à nouveau élu président, mais 13 ans plus tard, en 1856.

C’est par ses travaux savants, son âme de collectionneur et sa prodigieuse érudition que Viger s’est le plus fait remarquer. Historien autant qu’archiviste, ses recherches demeurent essentielles à la compréhension de son époque, à défaut de la compréhension de l’homme qu’il était.

En 1855, en reconnaissance pour les services rendus à l’Église canadienne-française et pour l’ensemble de ses écrits sur son histoire, le pape Pie IX le nomme commandeur de l’Ordre de Saint-Grégoire le Grand, lui assurant ainsi un siège dans la section V.I.P. au ciel. Il mourut le 12 décembre 1858 à l’âge de 71 ans.

Référence : Beaudoin, Léo et Blanchet, Renée. Jacques Viger : une biographie, suivi des Lettres de Jacques et de Marguerite, Montréal, vlb éditeur, coll. « Études québécoises », 2009.