La loi qui devait changer la vie des Québécois

Camille Laurin réussit tout un tour de force le 26 août 1977 : il obtient le feu vert de l’Assemblée nationale pour mettre en branle la plus importante réforme linguistique de l’histoire du Québec, et ce, moins de 10 mois après que le premier ministre René Lévesque lui eut confié la tâche de «corriger» la loi 22. «Le Devoir» a épluché les transcriptions des délibérations du Conseil des ministres pour raconter le combat de celui qui s’était plutôt mis à la tâche de « redonner confiance, fierté et estime de soi à un peuple qui tenait à sa langue, mais qui était devenu résigné et passif ». Retour sur des moments choisis de la conception de la Charte de la langue française, en passant par la «petite saynète avec des cuillères» et la séparation des héros de la nation Jean Béliveau et Maurice Richard en deux camps.

 

Pour plusieurs, c’est l’euphorie. Pour d’autres, c’est l’angoisse. Le Parti québécois se voit confier les commandes de l’État québécois, le 26 novembre 1976, une semaine et demie après avoir remporté les élections générales avec 41,4 % des voix. René Lévesque charge alors Camille Laurin, ministre d’État au Développement culturel, de réviser la Loi sur la langue officielle (loi 22), selon laquelle seuls les enfants démontrant une « connaissance suffisante de l’anglais » dans un test d’aptitude linguistique peuvent intégrer des écoles anglophones. « Docteur, vous allez me corriger ça », lance-t-il à celui qui est aussi psychiatre, en marge de la cérémonie de prestation de serment des membres de son gouvernement.

Pugnace, Camille Laurin a défendu son projet de loi sur toutes les tribunes

Le Conseil des ministres lui demande en plus le 15 décembre de légiférer afin de « prévoir l’inscription de tous les nouveaux immigrants à l’école française », mais également pour « donner au français la place qui lui revient dans la société québécoise, notamment en ce qui concerne la langue officielle, l’administration publique, la langue de travail et la francophonisation des entreprises, le commerce et l’affichage ». « On ne savait pas trop exactement ce qu’il fallait faire, mais on était certains qu’il fallait faire quelque chose », explique l’ex-directeur de cabinet de M. Lévesque, Louis Bernard, dans un en entretien à quelques jours du 40e anniversaire de l’adoption de la loi 101.

Sentant l’urgence de « redresser une situation linguistique périlleuse », Camille Laurin a, lui, déjà en tête d’entreprendre « une réforme radicale, une reprise du problème ab ovo, à la lumière de notre histoire, de notre irrédentisme français, de notre volonté de maintenir et développer notre identité culturelle, de réparer les blessures et méfaits d’une longue infériorisation politique, économique, sociale et psychologique, de redonner à notre peuple fierté, confiance et estime de soi », relate-t-il à l’occasion d’un colloque à l’UQAM en 1991.

Il était […] urgent de redresser une situation linguistique périlleuse, qui originait pour une part de facteurs politiques et économiques externes, mais aussi de complexes internes […]

Camille Laurin, colloque René Lévesque – L’homme, la nation, la démocratie, UQAM, 1991

 

C’est « la manière Laurin », sourit l’auteure de l’ouvrage Derrière les portes closes – René Lévesque et l’exercice du pouvoir (1976-1985), Martine Tremblay. « Quand Camille Laurin abordait un sujet, ça prenait une ampleur considérable. Il aimait voir très large », fait remarquer celle qui fut successivement attachée politique, directrice de cabinet adjointe et directrice de cabinet auprès des premiers ministres René Lévesque et Pierre Marc Johnson.

 

Le Conseil des ministres demande à M. Laurin de lui faire rapport d’ici le 15 février 1977. C’est le branle-bas de combat sur la colline parlementaire. Le ministre d’État établit son quartier général à proximité du « bunker », qui abrite le bureau du premier ministre sur la Grande Allée. Il recrute Henri Laberge (directeur de cabinet) et Guy Rocher (sous-ministre) afin de diriger les travaux d’une poignée de fonctionnaires appelés en renfort.

 

Les règles encadrant le choix de la langue d’enseignement constituent le « problème le plus apparent » à résoudre, relate Guy Rocher dans un entretien avec Le Devoir. En effet, le trio d’architectes du projet de loi 1 s’ingénie à trouver une solution de rechange aux tests d’aptitude linguistique de la loi 22 alors qu’une nouvelle crise linguistique couve dans la Commission des écoles catholiques de Montréal (CECM) où plus de 900 enfants étudient dans des établissements d’enseignement en anglais depuis le début de l’année scolaire sans répondre aux critères de la loi.

 

À l’occasion d’un repas familial, Geneviève Rocher soumet à son père, Guy, l’idée de restreindre l’accès à l’école anglaise aux seuls enfants dont l’un des parents a reçu son enseignement en anglais au Québec. Ni une ni deux, le haut fonctionnaire traduit la « clause Geneviève Rocher » — ou « clause Québec » — dans la Charte de la langue française. « C’était un droit acquis, que ne pouvaient pas réclamer les immigrants », résume-t-il. Camille Laurin multiplie pour sa part les rencontres avec des anglophones et des allophones sur les dents, dont l’épicier Sam Steinberg et l’écrivain Marco Micone. Les tests d’aptitude linguistique passeront à la trappe, martèle l’élu péquiste, s’abstenant toutefois de faire des conjectures sur la solution de rechange qu’il préconise.

Laurin faisait probablement ce que fait beaucoup de monde, il en demandait plus pour en avoir moins

Claude Morin

 

M. Laurin, M. Laberge et M. Rocher ne se contentent pas de légiférer sur la langue de l’enseignement. Le français sera aussi la langue de la législation et de la justice, la langue de l’administration, la langue du travail, ainsi que la langue du commerce et des affaires, décident-ils.

« En cours de route, le projet de loi a pris de l’ampleur, c’est vrai. Ce n’était plus une loi, c’était une politique linguistique », souligne le sociologue émérite. « La langue dans le monde du travail me paraissait importante à régler. Dans les grandes entreprises en particulier, les travailleurs utilisaient de la documentation qui était en anglais. Les conventions collectives étaient partiellement en anglais. Il y avait là un énorme problème, qui était encore plus considérable que celui de l’enseignement à mon avis. »
Le président du Montreal Board of Trade, Bernard Finestone, tente de tempérer les ardeurs du « Docteur Laurin ». « Don’t forget, mister minister, that you are only the elected government », l’avertit-il.

 

René Lévesque surpris… et « sonné »

Après avoir reçu la bénédiction des membres du comité ministériel permanent du développement culturel, M. Laurin soumet une ébauche du Livre blanc La Politique québécoise de la langue française, qui a été rédigé par le sociologue Fernand Dumont, ainsi que du projet de loi 1 à M. Bernard début février.

 

Le principal conseiller du premier ministre feuillette le mémoire coiffé du titre La Charte de la langue du Québec : « délais clairs de francisation de divers aspects des entreprises », « noms des entreprises […] nécessairement en français », « français comme langue de communication avec le consommateur et dans les imprimés », modification à la Constitution afin que les procès-verbaux de l’Assemblée nationale et les décisions des tribunaux soient rédigés exclusivement en français… Son teint devient blême, relate l’auteur de la biographie Camille Laurin, l’homme debout, Jean-Claude Picard. « Blême, je ne sais pas », dit M. Bernard au téléphone « Oui, il y a une certaine surprise. [M. Laurin et ses collaborateurs] viennent à la conclusion qu’il fallait faire plus qu’une simple retouche [de la loi 22]. Il fallait mettre la pression sociale du côté du français. Il fallait franciser la société. Vont-ils trop loin ? Vont-ils assez loin ? se demandait-on », se rappelle-t-il. Louis Bernard est, lui, « tout à fait d’accord » avec le « plan général » qu’il défendra sans relâche auprès de son patron, René Lévesque.

 

Le premier ministre est « sonné » après sa lecture du mémoire. « Je ne vous en demandais pas tant », lance-t-il à M. Laurin. « Il ne s’attendait pas du tout à cela. Lui, ce qu’il avait surtout à l’esprit, c’était de corriger la loi 22 et ses tests linguistiques qu’il trouvait absolument aberrants », soutient Mme Tremblay. Le chef du gouvernement voit d’un bon oeil l’idée d’édicter des conditions d’admission pour les écoles anglophones, mais celles-ci lui apparaissent trop restrictives. Il souhaite élargir l’exemption de l’obligation de recevoir un enseignement en français aux enfants de parents ayant fait leurs études en anglais partout au Canada. D’autre part, il juge démesurée l’obligation de l’unilinguisme français en matière d’affichage et de publicité contenue dans le projet de loi. « On allait jusqu’au bout de la logique “le français est la langue officielle du Québec”. Donc, il s’ensuit qu’elle doit l’être dans l’administration publique, devant les tribunaux, dans le monde des affaires, etc. C’était cette unité, qui était la force de la loi, qui a frappé certainement M. Lévesque à l’époque », explique M. Rocher au Devoir.

 

Les réserves de M. Lévesque ne reposent pas uniquement sur un « calcul électoral » ou un « calcul référendaire ». « Sur les questions linguistiques, René Lévesque a toujours été beaucoup plus modéré que son propre parti. Il a toujours été extrêmement réticent à proposer quelque mesure radicale que ce soit qui se trouvait à priver des anglophones de droits. Il a toujours été très prudent — certains diraient frileux — là-dessus », souligne Mme Tremblay, qui a passé au peigne fin des notes manuscrites du conseiller Claude Mallette.

 

M. Lévesque retire une grande fierté du projet de Loi sur l’assurance automobile consacrant le principe du « no fault », mais pas du projet de Charte de la langue française. « Puis-je me sentir aussi dithyrambique en parlant de la loi 101 qui, en même temps qu’elle corrigeait la législation antérieure, installait dans une structure à toute épreuve la défense et la promotion du français ? Non, bien sûr, puisqu’il ne s’agissait cette fois que d’un instrument dont seule une société coloniale peut avoir à se doter », écrit-il dans ses Mémoires Attendez que je me rappelle. Bref, la loi 101 figure au rang des « béquilles législatives qui [lui] ont toujours paru foncièrement humiliantes ».

Le Conseil des ministres délibère et se déchire
Les membres du Conseil des ministres reçoivent à leur tour le 15 février un exemplaire de l’avant-projet de loi qui impose notamment l’usage exclusif du français dans l’affichage public et la publicité commerciale et étend les programmes de francisation à toutes les entreprises employant cinquante personnes ou plus. Plusieurs membres du gouvernement tombent à la renverse, à commencer par les ministres dits « économiques ». Avec une telle Charte, le gouvernement québécois donnerait l’« impression qu’il agit avec rancoeur et hostilité » à l’égard de la minorité anglophone, avertit le ministre de l’Industrie et du Commerce, Rodrigue Tremblay. Craignant une accélération de la « fuite des capitaux [et des] sièges sociaux », le ministre délégué à l’Énergie, Guy Joron, appelle ses collègues à « mesurer soigneusement les implications politiques et économiques de ce texte, dont l’adoption suscitera [selon lui] plus de remous que l’éventuelle proclamation de l’indépendance du Québec ».

 

Sur la même longueur d’onde, Yves Bérubé (Richesses naturelles) invite M. Laurin à « accorder un statut particulier aux Canadiens des autres provinces qui viennent travailler au Québec » tout en « élimin[ant] certaines modalités inutilement excessives, telle l’obligation pour les commissions scolaires anglophones de s’adresser à l’Université McGill en français ». Le ministre des Finances, Jacques Parizeau, est aussi d’avis que « des cadres des entreprises qui se déplacent constamment à l’échelle de l’Amérique du Nord » subiraient des « contraintes inutiles » advenant l’adoption sans amendement du projet de loi de M. Laurin. Par précaution, il met sur pied une ligne de crédit de 3 à 4 milliards de dollars au cas où les marchés s’offusqueraient de la nouvelle politique linguistique du gouvernement du Québec. « Quelques semaines avant le dépôt du livre blanc, je lui ai dit :“Vous pouvez y aller, j’ai le pognon”», raconte M. Parizeau au journaliste Jean-Claude Picard en 2002.

 

Claude Morin s’oppose à coups de cuillère

Après la séance du Conseil des ministres, M. Laurin et sa garde rapprochée s’affairent à « faire le compte des appuis et des opposants » avant de s’interroger sur la façon de « reprendre le dossier pour rassurer les craintes qui s’exprimaient chez certains », se remémore M. Rocher.

 

« On était dans une situation assez tragique : la majorité des immigrants envoyaient leurs enfants à l’école anglaise. On s’en allait vers une catastrophe annoncée. Camille a très bien compris cela. Ses conseillers aussi. Ils ont fait la loi qu’il fallait faire », fait valoir Bernard Landry au Devoir. À l’époque, le ministre d’État au Développement économique appréhende « des violents remous chez les anglophones et des critiques chez certains groupes francophones », peut-on lire dans le résumé des délibérations du Conseil des ministres. « On l’a appuyé autant qu’on a pu », affirme-t-il.

 

À trois ans d’un premier référendum sur la souveraineté du Québec, plusieurs craignent de perturber le climat social. René Lévesque est du nombre.Le premier ministre reporte le dépôt du projet de loi à l’Assemblée nationale, qui était prévu initialement début mars. Il insiste « auprès de ses collègues pour qu’ils étudient avec attention l’ensemble des textes soumis par [M. Laurin] puisque l’avenir du gouvernement y est directement lié », peut-on lire dans les comptes rendus des délibérations du Conseil des ministres entassés dans des boîtes de carton sur le campus de l’Université Laval.

 

M. Lévesque s’abstient d’afficher ses couleurs devant les membres de son gouvernement. « Lévesque faisait parler untel, untel et untel, mais il n’intervenait pas », se souvient Claude Morin. L’ex-ministre des Affaires intergouvernementales est persuadé que M. Lévesque « n’osait pas exprimer en tant que premier ministre [ses réserves et, ce faisant,] mettre son autorité en jeu ». « Il attendait Marc-André Bédard, Claude Charron, Jacques Parizeau ou un autre, mais on ne disait rien. Alors, moi, je me suis porté volontaire pour faire quelques critiques. » Assis autour de la table du Conseil des ministres, M. Morin pousse une tasse et agrippe une cuillère. « Là, je fouille dans mes papiers. Je cogne sur la table : “Tiens, un Anglais. Un autre ! Un Anglais !” pour montrer qu’on faisait du dépistage à partir de l’article du projet de loi sur lequel j’avais des réticences. Tout le monde s’est mis à rire. » Tous, sauf Camille Laurin. « Il était fâché. » Aux yeux de M. Morin, l’avant-projet de loi a toutes les allures d’un avis d’« éviction des anglophones du Québec », note-t-on. « Il y avait des points dans le projet de loi qui allaient vraiment trop loin, au sens commun. Par exemple, est-ce qu’on doit obliger les compagnies internationales, comme la chaîne d’hôtels Holiday Inn, à adopter un nom français ? Il y avait trois, quatre affaires comme celle-là qui auraient pu être vues comme des exagérations et qui auraient gaspillé tout l’effort qu’on avait fait », soutient-il dans une entrevue avec Le Devoir.

 

M. Morin cherche depuis cette « petite saynète avec des cuillères » à dissiper l’impression qu’il était opposé à l’adoption d’une politique linguistique ambitieuse. « Laurin faisait probablement ce que fait beaucoup de monde, il en demandait plus pour en avoir moins », souligne l’ex-conseiller de cinq premiers ministres québécois. « Je le sais. Moi, j’ai négocié avec Ottawa je ne sais pas combien de fois, puis j’ai demandé des choses qui n’avaient aucun maudit bon sens pour les laisser tomber par la suite. »

Laurin remporte sa première bataille

Mais Camille Laurin demeure inflexible. À l’hiver 1977, il soumet successivement une 2e, 3e, 4e, 5e, 6e et 7e version de son projet de Charte de la langue française au Québec au Conseil des ministres. Mais chacune d’elles est pratiquement identique à la précédente. « Pour longue et animée qu’elle fût, la discussion à ce niveau n’apporta guère de changements au projet », indique M. Laurin en 1991. « C’était bien difficile d’en enlever un morceau sans que tout se mette à s’ébranler. Ce n’était pas possible de changer quelque chose là-dedans. Il y avait une logique qui partait de l’article 1 jusqu’à la fin », fait valoir Guy Rocher, ajoutant que « ce qui a été présenté au Conseil des ministres, c’est à peu près, peut-être avec quelques petits amendements, ce qui a été par la suite présenté à l’Assemblée nationale comme projet de loi 1, après cela 101 ».

 

Après discussions, les membres du gouvernement, y compris M. Lévesque, se rallient à la « clause Québec » en matière de langue d’enseignement, tout en se disant favorables à l’idée de voir le gouvernement du Québec conclure des accords de réciprocité avec d’autres provinces. En gros, le Québec consentirait à inscrire les enfants de Canadiens anglais dans des écoles anglaises, mais seulement si leur province d’origine offre un régime scolaire en français à sa minorité francophone, explique le ministre Denis de Belleval. « C’était une bonne idée. Ça forçait [les autres provinces] à montrer leur hypocrisie », fait remarquer M. Morin. Le Conseil des ministres se range aussi derrière les dispositions non moins controversées du projet de loi imposant le français comme la langue de l’affichage commerciale ou encore comme la langue des lois et des tribunaux au Québec. Même l’obligation faite aux entreprises de 50 employés et plus de déployer un programme de francisation sous peine de lourdes sanctions passe la rampe du Conseil, avec l’aide de M. Parizeau.

 

M. Lévesque demande à M. Laurin de « vendre » sa politique linguistique à la population « et d’en récolter les fruits heureux et malheureux ».