Le dernier préjugé «acceptable»

Jean-Benoît Nadeau | LE DEVOIR

Une étude récente d’un professeur américain sur le terrorisme islamiste sauce Daesh a fait grand bruit. Figurez-vous que la francophonie serait la cause des attaques terroristes qui accablent depuis un an les pays… francophones !

Dans le genre raisonnement circulaire, on ne fait pas mieux.

En fait, ce que ce genre d’étude révèle, c’est à quel point les médias anglophones sont prompts à publier des inepties quand il s’agit de dénigrer la France, le Québec et tout ce qui touche la francophonie en général. Sur ce plan, ils pèchent rarement par omission.

J’irais plus loin en disant que la francophobie est peut-être le dernier préjugé acceptable du monde anglophone — hors islam. La presse anglophone (aux États-Unis comme au Canada et en Grande-Bretagne) s’autorise fréquemment à écrire des horreurs sur les Frogs qui ne passeraient pas du tout à propos des juifs, des noirs, des Mexicains ou des Indiens.

Cette francophobie ordinaire se manifeste de toutes les manières. Au Canada, sa version la plus courante est le rejet systématique du bilinguisme. Sa version édulcorée est le multiculturalisme à la torontoise. Aux États-Unis, il avait suffi que l’on révèle que John Kerry parle français — il est Français par sa mère — pour plomber sa campagne présidentielle en 2004. La France dit non à George Bush ? C’est reparti, mon kiki. Passez-moi le ketchup, que j’en mette sur mes Freedom Fries ! Qu’un fonctionnaire québécois tatillon se pose des questions sur la langue d’un menu d’un restaurant montréalais, l’affaire fera le tour du monde. Et si d’aventure un Néo-zélandais qui ne parle pas un mot de français devient champion de Scrabble francophone, cela mérite les manchettes.

Le plus intéressant de cette francophobie ordinaire, c’est son aspect paradoxal. Car elle s’accompagne d’une espèce de francophilie débridée qu’on ne retrouve dans aucune autre culture.

Je l’ai constaté de nombreuses fois : dans ma belle-famille, chez mes éditeurs, et même quand on m’invitait à donner une conférence sur la langue française ou sur la France aux États-Unis ou au Canada.

Concernant la France, le Québec, la francophonie et plus largement la langue française, tout groupe d’anglophones se divise en trois sous-groupes distincts. D’abord, celui des xénophobes à tous crins, très minoritaires. L’autre sous-groupe, également très minoritaire : les francophiles-without-borders dont les déclarations d’amour inconditionnel sont à faire rougir. Entre les deux, la majorité rit franchement la blague xénophobe tout en applaudissant la déclaration de francophilie.

J’ai mis plusieurs années à comprendre d’où vient ce rapport d’amour-haine très particulier à la culture anglophone.
 
La faute à Guillaume

Une partie de la réponse se trouve dans ma chronique de janvier sur le pedigree français de l’anglais, qui expliquait à quel point le français est imbriqué dans l’anglais depuis Guillaume le Conquérant.

Surtout, l’empreinte linguistique s’est aussi traduite par une réaction politique. Depuis huit siècles, en Angleterre, la langue anglaise est la manifestation la plus profonde de la conscience nationale. Ce sont les Anglais qui ont inventé le nationalisme culturel en Europe, par rejet du français.

Ce complexe linguistique et culturel n’aurait concerné qu’une île obscure du nord-ouest de l’Europe… si la Grande-Bretagne n’avait essaimé pour dominer l’Amérique du Nord, fondé un vaste empire et créé des industries entièrement nouvelles notamment en matière de communication.

Au cours des siècles, cette francophobie-francophilie anglo-américaine s’est mâtinée de protestantisme biblique et d’anti-catholicisme assez primaire, auxquels il faut ajouter un populisme à la louche et toutes les manifestations d’une société de classe à fort dosage.

Dix siècles après Guillaume le Conquérant, tout francophone qui ouvre la bouche devant un groupe d’anglophones suscite spontanément des sentiments contraires.

Il n’y a pas de mot pour décrire ce sentiment de francophobie-francophilie paradoxal et quasi universel. Mais il est si profondément imbriqué dans la culture des Américains, des Britanniques et des Canadiens anglais qu’il est quasi inconscient.

Inconscient, mais pas moins réel, puisqu’on en trouve la manifestation constante dans la production artistique et culturelle, de même que dans le discours public.

Comme le français fait partie du subconscient linguistique de millions d’anglophones de nos jours, il en résulte souvent un amalgame confus entre la langue, les Français, la France et les francophones.

J’ai souvent évoqué les avantages que les Québécois pourraient tirer de leur langue s’ils comprenaient mieux ce sentiment dans ses manifestations positives. Mais nous avons le devoir de répondre systématiquement contre les manifestations les plus évidentes de l’intolérance.