Les lunettes roses du ministre Fournier – LAPRESSE+

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À la veille du 150e anniversaire de la « Fédération », Jean-Marc Fournier paraît visiblement fébrile. Dans sa lettre du 12 avril dernier, il espère que, comme lui, nous débordions d’enthousiasme vis-à-vis du Canada et du sort qu’il réserve à notre langue française. Peut-être cette fièvre canadianisatrice, qu’il voudrait contagieuse, lui sert-elle d’exutoire afin d’oublier les malheurs de son parti.

Avec égards, je doute que le temps soit aux réjouissances.

Armé de chiffres qu’il interprète douteusement, M. Fournier élude les données qui permettraient de dresser un portrait autrement plus juste de notre réalité linguistique.

Il passe sous silence les incontournables projections du démographe Marc Termote, dont les prévisions ont toujours visé juste. Celui-ci démontre qu’en 2056, la proportion de francophones passera d’environ 82 % en 2006 à 73 % au Québec, et de 52,4 % à 42,3 % dans l’île de Montréal.

Présentement, l’anglais progresse nettement plus vite que le français à Montréal, avec un indice de vitalité linguistique (IVL) de 1,42 comparativement à 1,09 pour notre langue commune.

Ainsi, pour 100 personnes de langue maternelle anglaise, 42 non-anglophones adoptent l’anglais.

Dans le reste du Canada, l’IVL du français est dangereusement bas, à 0,61. Pas étonnant que depuis 1971, la proportion de francophones au Canada soit passée de 25,7 à 21 % en 2011. Des chiffres qui ne mentent pas.

M. Fournier n’a pas précisé non plus qu’entre 1997 et 2010, le pourcentage de travailleurs du secteur privé exerçant en français dans l’île de Montréal a reculé de 62,5 à 43,7 % – près du tiers en 13 ans.

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Six Anglo-Québécois sur dix se déclarent bilingues, comparativement à près de neuf francophones hors Québec sur dix. Quant aux anglophones du Canada anglais, 6 % sont bilingues contre 38 % des francophones québécois. S’il est vrai que les jeunes Anglo-Québécois parlent davantage français que leurs aînés, les jeunes anglophones de l’extérieur du Québec sont, quant à eux, de moins en moins bilingues : de 15 % en 1996 à 11 % en 2011.

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Quelque 200 000 nouveaux arrivants ne parlent toujours pas français en 2016 au Québec.

Parmi nos concitoyens allophones, les « francotropes », c’est-à-dire ceux qui sont les plus susceptibles de devenir francophones, ne sont eux-mêmes que 70 % à l’utiliser au travail.

Quant aux allophones « non francotropes », groupe dont nous avons précisément la responsabilité de franciser, seuls 40 % parlent généralement français en public et 44 % adoptent l’anglais ; 48 % gagnent leur vie en anglais. Dans leurs interactions avec le gouvernement, l’anglais se situe à… 50 % dans la fréquentation scolaire, 51 % dans les hôpitaux, 50 % dans les communications orales et 63 % dans les communications écrites !

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Monsieur le ministre a raison de célébrer l’existence d’une certaine francophilie canadienne, mais il a tort de détourner ce fait au soutien de sa vision fantasmagorique des choses. En 2011, il n’y avait que 1 007 814 francophones de langue maternelle au Canada anglais, et seules 618 976 personnes y parlaient la langue de Molière à la maison.

Or, quand M. Fournier tente de nous épater avec son « 2,6 millions de francophones et de francophiles », il frise la malhonnêteté intellectuelle.

Aimer une langue ne suffit guère à assurer sa pérennité. J’ai beau être « latinophile » depuis mes cours de latin au secondaire, hélas, cela ne changera rien au fait que le latin est une langue morte.

M. Fournier fait état de 400 000 personnes poursuivant un programme d’immersion française au Canada anglais, mais il ne parle pas de la baisse des inscriptions dans les cours réguliers de français langue seconde depuis 1992 : -432 000, une chute de 24 %…

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Enfin, il nous assure qu’« une claire majorité » de Québécois (75 %) se disent appartenir au Canada.

On peut bien faire dire toutes sortes de choses à un sondage, mais quand on analyse l’évolution de nombreux sondages sur cette question entre 1998 et 2010, on remarque que les Québécois s’identifiant uniquement au Canada sont passés de 27 à 16 % en 12 ans, alors que le pourcentage de Québécois s’identifiant uniquement au Québec a bondi de 47 à 60 %…

J’ai donc l’impression que M. Fournier se sentira un peu seul lorsqu’il ira fêter le 150e du Dominion, qu’il promeut à la manière d’un député du PLC…

Nous serons assurément plus nombreux, le 1er juillet 2017, à faire la fête du déménagement.