Les malheurs d’un million d’immigrants canadiens-français

Jean-François Nadeau | Le Devoir

 

Parmi les milliers d’immigrants canadiens-français qui peinent dans les usines de la Nouvelle-Angleterre, on trouve des enfants. Le sociologue et photographe Lewis Hine documente leurs conditions de travail. Il note à l’oreille leurs noms. Ici «Jo Bodeon», Joseph Beaudoin, photographié à la Chace Cotton Mill de Burlington, au Vermont, en 1909. Photo: National Child Labor Committee collection,

Un million d’immigrants entassés dans des ghettos ne survivent que dans des conditions sanitaires précaires. À Brunswick, au Maine, ils vivent dans une densité difficile à se représenter.

 

« C’est difficile à imaginer. Ils sont environ 500 individus à l’acre, comparativement à une famille de 4 ou 5 personnes qui occupent d’ordinaire une maison sur un demi-acre », observe en entrevue David Vermette, auteur d’une histoire de l’immigration des Canadiens français en Nouvelle-Angleterre, A Distinct Alien Race.

Plus d’un million de Québécois immigrèrent pour échapper à la misère. Ils sont aujourd’hui à peu près oubliés. « Chaque famille québécoise a pourtant un lien avec cette immigration. Il est rare que je parle à quelqu’un du Québec dont un membre de la famille n’ait pas été lié avec cette fuite vers les États-Unis » qui court du milieu du XIXe siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres.

Pourquoi en parler encore aujourd’hui ? « Cette histoire des Canadiens français en Nouvelle-Angleterrereflète ce que d’autres groupes migrants connaissent aujourd’hui. Le président Trump agite l’idée que quelques milliers de migrants venus du Honduras représentent un danger, comme s’il s’agissait du débarquement de Normandie ! C’était la même peur qu’on agitait à l’égard de l’immigration canadienne-française aux États-Unis. On disait que les Canadiens français ne s’assimileraient jamais, qu’ils ne pouvaient pas être des citoyens fidèles puisque leur allégeance allait d’abord au pape, qu’ils se trouvaient là pour imposer leur culture aux Américains et, à terme, pour prendre le contrôle des institutions ! »

Fasciné par l’histoire de ces Franco-Américains dont il est un descendant, David Vermette rappelle que des efforts énormes ont été entrepris en réaction à leur immigration pour convertir les catholiques et leur faire la lutte. « Il y avait même des plans pour convertir le Québec. Les protestants ont établi des cours en français dans le dessein de les convertir. »

Pour Vermette, joint chez lui au Maryland, « beaucoup des peurs éprouvées aujourd’hui à l’égard des musulmans l’étaient à l’époque devant les catholiques ».

 

Un mythe

Son livre, Vermette l’a écrit d’abord pour ses compatriotes américains, afin de leur faire connaître la réalité de cette immigration qui les a constitués.

« Malgré plusieurs noms français dans mon voisinage, aucune famille ne semblait connaître son passé. Mais j’ai aussi écrit ce livre pour que les Québécois cessent de répéter que leurs ancêtres immigraient afin de connaître une vie meilleure puisque, aux États-Unis, tout allait tellement mieux pour eux. Ce n’est pas vrai ! C’est de la foutaise ! La vie y était épouvantable. Pas même par rapport aux standards d’aujourd’hui, mais par rapport aux leurs ! On manquait de tout. Et c’est parce que tout manquait qu’on acceptait de travailler dans des usines de coton. Ceux qui veulent tout déréguler aujourd’hui au nom de la compétitivité veulent revenir à cette époque, selon les standards de la misère d’aujourd’hui. »

 On disait que les Canadiens français ne s’assimileraient jamais, qu’ils ne pouvaient pas être des citoyens fidèles puisque leur allégeance allait d’abord au pape, qu’ils se trouvaient là pour imposer leur culture aux Américains et, à terme, pour prendre le contrôle des institutions !

En 1886, à Brunswick au Maine, le docteur du lieu atteste que la diarrhée tue de nombreux enfants, en particulier dans la population canadienne-française. L’eau potable est puisée à même la rivière où, en amont, une usine déverse ses déchets. Des pasteurs indiquent que, pour cette communauté, ils enterrent plus de bébés qu’ils n’en baptisent. Des médecins, pour leur part, font état d’épidémie de diphtérie. Dès 1881, un journaliste indique que la fièvre typhoïde décime la population canadienne-française à grande vitesse.

 

Les Petits Canadas

Les immigrants des rives du Saint-Laurent se regroupaient dans des ghettos que l’on nommait Petits Canadas. « Ces Petits Canadas n’étaient pas tous insalubres, mais beaucoup l’étaient. »

Les archives sanitaires de l’époque corroborent les constats, montre Vermette. L’éditeur du Brunswick Telegraph, Albert G. Tenney, va décrire les conditions de vie de ces gens dans plusieurs textes qui empruntent au ton indigné des abolitionnistes. « Ce ton indigné témoigne du fait que des gens trouvaient indécent le sort fait à ces immigrants canadiens-français. »

On est loin de l’image classique de l’oncle des États qui revient dans sa famille du Québec pour montrer sa montre en or, symbole de sa réussite.

« C’était en fait vraiment épouvantable. Certains témoignages directs qui datent des années 1970 donnent une idée de la situation vécue. Une famille de douze par exemple qui vit dans deux pièces non chauffées. En réalité, le sort fait aux immigrants de la Nouvelle-Angleterre est épouvantable. Ça n’a rien à voir avec ce qu’on continue parfois de répéter au Québec, à savoir qu’ils partaient pour connaître une vie meilleure. »

Dans ces maisons de compagnie où s’entassent parfois plusieurs familles en même temps, les indicateurs du recensement permettent d’avoir une idée des conditions de vie.

En 1880, l’habitation no 25 d’une de ces filatures est habitée par toute la famille de la grand-mère de David Vermette. Juste à côté, à l’habitation no 23, Claire Albert, deux ans, et son frère Alexis, 8 ans, meurent tous les deux le même jour de la diphtérie.

Les enfants tombent à vrai dire comme des mouches. Dans l’habitation no 29, pas moins de 32 individus s’entassent comme ils peuvent pour survivre. Un témoin du temps, cité par Vermette, indique que les Canadiens français sont soumis à un degré de brutalité quasi impensable dans une communauté civilisée.

Près d’une fabrique où l’on trouve un Petit Canada, les déchets de la ville sont jetés à quelques mètres seulement des maisons des ouvriers canadiens-français. Le médecin du lieu a beau ordonner qu’on les enlève, leurs piètres conditions de vie demeurent.

À Lewiston, au Maine, le docteur A. M. Foster observe que la vaste majorité des maisons occupées par des Canadiens français ne sont pas à même d’éloigner les immondices naturelles. On y vit pour ainsi dire comme au Moyen Âge. La même note aussi que la ville a installé sa décharge publique à proximité de là où vivent les Canadiens français, lesquels forment la portion la plus importante des étrangers qui vivent à Lewiston.

En 1882, le bureau du travail de Lowell, centre important de l’immigration canadienne-française, publie un rapport. On y traite des conditions de vie dans le quartier dit du Petit Canada.

Dans les environs immédiats, quantité de vieilles boîtes de conserve, des bouteilles, des cendres, des déchets domestiques, mais aussi de nombreux résidus industriels, dont des fragments de laines et de coton, ce que les agents publics considèrent comme susceptible d’encourager la croissance de maladies. Et les maladies en effet prolifèrent.

« Personne n’avait choisi ça. Aujourd’hui, de nouveaux immigrants ont remplacé ceux-là. Mais on peut désormais trouver des liens entre ces populations et ce que nous avons été. »

 

 

 

 

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