L’heure est (presque) aux retrouvailles pour la fête nationale

Éric Bédard, historien Crédit photo: Bénédicte Brocard

Le 2 juin dernier, Le Patriote a demandé à l’historien Éric Bédard de nous expliquer pourquoi, à la fin des années 1960, la grande tradition des défilés patriotiques s’interrompt brusquement. (Propos recueillis par Marie-Anne Alepin)

Les défilés de 1968 et 1969 sont une sorte de coup de tonnerre dans le paysage politique québécois. Cette rupture symbolique était prévisible dès le début des années 1960.

Les défilés traditionnels de la Saint-Jean-Baptiste sont l’objet de critiques acerbes dès le début des années 1960 avec l’émergence d’un mouvement anticolonial. Le rejet porte particulièrement sur les représentations du peuple canadien-français véhiculées par le défilé. Le symbole du mouton, qui accompagne Saint Jean-Baptiste enfant, est vivement critiqué.

Dans la Bible, Saint Jean-Baptiste est un berger, c’est pour cette raison, et uniquement pour cette raison, qu’il est accompagné d’un mouton. Cette représentation du patron des Canadiens français est en place jusqu’en 1962. Cependant, l’image du mouton va être associée à l’idée de soumission, de passivité et de conformisme par les militants indépendantistes. René Lévesque lui-même critique ce symbole dès 1961.

C’est en réaction à ce symbole jugé négatif que le Rassemblement pour l’Indépendance Nationale (RIN) décide de faire du bélier son emblème. Opter pour le bélier, c’était choisir l’action, l’affirmation, une forme plus virile d’engagement – car on reprochera aussi au petit Saint Jean-Baptiste son allure frêle et efféminée.

Le deuxième aspect qui suscite une forme de rejet, c’est le défilé lui-même. La fête des Canadiens français est celle d’un peuple qui regarde passivement passer la parade de chars allégoriques souvent commandités par des entreprises qui contribuent à son aliénation et son exploitation – c’est le type d’analyse partagé à l’époque. Là encore, c’est l’image de passivité qui est rejetée en bloc.

Portons notre attention sur le défilé de 1968. 

La présence de Pierre Elliott Trudeau va clairement mettre le feu aux poudres. Pierre Elliott Trudeau avait été désigné comme chef du Parti libéral du Canada au mois d’avril 1968 et l’élection générale devait se tenir le 25 juin, soit le lendemain du défilé de la St-Jean-Baptiste. Dès le mois de février, Pierre Elliott Trudeau s’était prononcé contre le projet d’un Canada binational lors d’une rencontre avec les premiers ministres des différentes provinces. Il se présente comme l’homme qui souhaite prendre de front le mouvement indépendantiste émergent au Québec. C’est une rupture avec l’ouverture affichée jusque-là par le Canada anglais vis-à-vis d’une forme de reconnaissance de dualité nationale. Pierre Elliott Trudeau propose une conception du Canada qui rompt avec cette ouverture à la différence québécoise. On connaît maintenant son projet libéral d’un bilinguisme individuel, fondé sur une charte des droits et une judiciarisation du politique. Aux yeux du Canada anglais et des anti-nationalistes québécois, il était celui qui allait « mettre le Québec à sa place », et ainsi devenir le champion d’une identité canadienne renouvelée, transformée en messianisme progressiste.

Les indépendantistes québécois l’avaient déjà bien compris. Voilà pourquoi, les semaines précédant le défilé, Pierre Bourgault, le chef du RIN, dénonce vivement la venue de Pierre Elliott Trudeau. Sa présence dans les estrades du défilé est vue comme une provocation à l’égard du peuple québécois.

Les franges les plus radicales du mouvement indépendantiste sont présentes. Pierre Bourgault est arrêté dès son arrivée sur place, ainsi qu’une dizaine d’autres personnes. Le désordre va s’installer parmi les participants et le défilé vire à l’émeute rapidement. Des bouteilles et d’autres projectiles divers sont lancés en direction de la tribune officielle où est installé Pierre Elliott Trudeau. L’évacuation de la foule est demandée pour des raisons évidentes de sécurité. Cependant, fait notable, Pierre Elliott Trudeau refuse de quitter la tribune officielle et assiste à l’ensemble des échauffourées. Plus tard, il explique son geste dans son autobiographie: “ Démocrate, je n’admets pas qu’une infime minorité d’agitateurs tente de chasser à coups de pierres les invités de la majorité».

Bilan de la soirée : arrestation de 292 personnes, au moins 123 blessés, dont 43 policiers. Des accusations pour incitation à l’émeute sont portées. Dans le panier à salade des forces de l’ordre, on retrouve Paul Rose et Francis Simard qui deviendront des acteurs importants de la crise d’Octobre 70. Ces événements sont maintenant connus sous l’expression Le lundi de la matraque suite à la publication de l’ouvrage éponyme publié chez Parti Pris un an plus tard et relatant les événements.

S’agissant du défilé de 1969, deux événements vont créer une véritable onde de choc.

Le premier est la décapitation – probablement accidentelle – de la statue de Saint-Jean-Baptiste lors du défilé. Cet incident revêt une forte dimension symbolique et est à mettre en perspective avec la déconfessionnalisation alors en cours au pays

Le deuxième événement est l’émission de Radio-Canada où Pierre Perrault et Bernard Gosselin étaient invités à commenter le défilé en direct. Ces derniers vont émettre de vives critiques sur le format du défilé et sur l’absence de fierté des Québécois. Les commentaires sont tellement acerbes que Pierre Perrault et Bernard Gosselin voient leur micro coupé subitement et sont invités à quitter les lieux. La suite du défilé va être présentée par un Michel Pelland très mal à l’aise.

Les fêtes nationales sont des événements rassembleurs pour les peuples, ils sont sources de fierté et d’identification. Il est évident que ces critères ne sont plus remplis à la fin des années 1960. Ces deux événements combinés vont donc provoquer l’arrêt du défilé pour plusieurs années. La Saint-Jean-Baptiste se transforme alors en fête de quartiers, sans couverture médiatique nationale. Des rassemblements autour d’artistes ont lieu, mais sans grande coordination.

En 1977, le Parti Québécois, alors au pouvoir, transforme la Saint-Jean en une fête nationale civique qui s’adresse à tous les Québécois. La Saint-Jean-Baptiste devient la Fête nationale. Sont évacués tous référents religieux, ainsi que la notion de Canadiens français au profit de celle de Québécois. Le défilé fait son retour sous une forme nouvelle en 1981.

En 2021, nous sommes face à une ambiguïté… Que fête-t-on au juste le 24 juin ? Quel est l’objet de la fête ? Est-ce la célébration d’un pays qui n’en est pas (encore) un ? Ou bien la « survivance » d’un groupe culturel dans le temps ?