Quelle ne fut pas la réaction de Jean-François Lisée, député de Rosemont et candidat à la chefferie du Parti Québécois ? « La SSJB tire des roches aux Anglais », a-t-il élucubré, allant même jusqu’à invoquer le sinistre discours du Centaur de Lucien Bouchard en 1996. Dans son blogue, Lisée en a rajouté une couche en disant que notre position contredisait la morale humaniste. Rien de moins !
Que ce soit bien clair dans l’esprit de tous et chacun. J’ai commandé cette étude objective et rigoureuse de 47 pages, réalisée par Mathilde Lefebvre, dans le but très humaniste d’attirer l’attention du public et des décideurs sur l’affaiblissement de la langue française comme langue commune et langue des services publiques dans nos institutions, cela avec la complicité d’Ottawa, non pour blâmer les Anglais.
Annexée à notre mémoire, cette recherche était assortie d’une autre étude approfondie de l’économiste Henri Thibaudin publiée en 2011. On ne saurait réduire tout cet exercice à une simple volonté de « tirer des roches aux anglais ». Notre but consistait plutôt à critiquer les législateurs ainsi que le pouvoir fédéral de dépenser et de s’ingérer dans les compétences du Québec, alimentant à coups de millions de dollars la concurrence canadienne au modèle d’intégration et d’aménagement linguistique québécois, en contradiction avec la loi 101.
Nous croyons avoir relevé et dénoncé un problème majeur : l’incohérence d’un système qui, d’une part, dit aux nouveaux arrivants que le français est la langue officielle au Québec, mais qui d’autre part organise sa propre anglicisation.
Entre 2008 et 2013, Patrimoine canadien a injecté plus de 45 M$ dans le système de santé du Québec dans le cadre de la Feuille de route pour la dualité linguistique canadienne. Ce budget a été partagé entre l’Université McGill et le Réseau communautaire pour la santé et les services sociaux (RCSSS).
McGill a reçu 23 M$ pour développer un programme visant la formation et le maintien en postes des professionnels de la santé, lequel a formé 6 224 personnes depuis la création du programme en 2004. Le RCSSS a reçu pour sa part 22 M$ afin d’élaborer des programmes d’adaptation des services afin qu’ils soient encore plus accessibles en anglais, dont 7,5 M$ a été versé aux agences de santé, 9,5 M$ à des organismes communautaires anglophones partenaires et 2 M$ à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) pour la production d’études.
Entre 2008 et 2013, le ministère québécois de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a quant à lui versé 4 876 797 $ aux 15 agences de santé du Québec pour leurs services en anglais. Sur le financement total reçu par les agences, ce montant correspond à 31,18 %.
Alors que le français est la langue du travail au Québec, plus de 35% de tout le personnel soignant du Québec parle régulièrement ou le plus souvent en anglais au travail. Pour ce qui est de l’embauche, par exemple, dans le programme d’accès régional de Laval, on mentionne que le taux de personnel bilingue recherché est de 20 à 25 %, alors que la population « d’expression anglaise » (nous reviendrons sur cette notion) est environ de 18,8%.
Entre 2001 et 2006, la portion du personnel soignant utilisant l’anglais le plus souvent ou de façon régulière au travail a augmenté, en moyenne, de 13,5%.
Aujourd’hui, des 277 établissements du réseau de la santé québécois, plus de la moitié (149) offrent des services en anglais. De ce nombre, 38 sont désignés parmi les établissements reconnus bilingues en vertu de l’article 29.1 de la Charte de la langue française et offrent donc l’entièreté de leurs services en anglais.
L’Hôpital Lachine était le dernier hôpital uniquement francophone de l’Ouest de l’Ile de Montréal, avant d’être rattaché récemment au McGill University Health Centre (MUHC). Or, en 2012, monsieur Réal Brochu, un patient de l’Hôpital Lachine, déclarait ne pas avoir pu être soigné dans la langue officielle du Québec.
Enfin, quand on compare la vitalité des institutions anglophones au Québec avec la situation difficile des francophones dans le Canada anglais qui n’ont la plupart du temps pas accès à des services de santé dans leur langue, il y a matière à se questionner. Comme d’habitude, le sacro-saint bilinguisme canadien n’est réellement en vigueur qu’au Québec, grâce à l’aplaventrisme de nos élites.
En 1986, le gouvernement du premier ministre Robert Bourassa, le « naufrageur » de Jean-François Lisée qui tient pourtant une position toute bourassienne sur la langue, a modifié la Loi sur les Services de santé et les Services sociaux (LSSS) afin d’y inscrire le droit pour toute « personne d’expression anglaise » d’être servie en anglais dans le système de santé québécois.
Cette notion de « personne d’expression anglaise », qui englobe tous ceux qui, au Québec, baragouinent mieux l’anglais que le français, soit environ 13,5% de la population, assimile en pratique tout allophone non-francisé à un locuteur anglophone.
Ainsi, dans le régime actuel, on va bien au-delà de la protection de la minorité anglophone historique, laquelle représente environ 3,5% de la population. On institue par la porte d’en arrière un système de services bilingues qui fait de l’anglais la langue par défaut des allophones et, dans certains cas, du travail, ce qui contredit les principes mêmes de la Charte de la langue française qui veut que le français soit la langue commune.
Or, dans un Québec français et non bilingue à la Trudeau, il ne devrait pas y avoir de bilinguisme institutionnel anglais-français dans les services publics. Il n’y a pas davantage de raison de conférer aux « personnes d’expression anglaise » un statut privilégié par rapport aux « personnes d’expression espagnole ou chinoise », par exemple, qui fréquentent nos institutions francophones.
D’où la proposition de la SSJB de systématiser l’interprétariat dans le réseau de la santé, auquel on pourra faire appel lorsque le personnel n’est pas déjà en mesure de répondre adéquatement à des patients non-francophones.
De sorte qu’un locuteur quasi-unilingue russe qui parle à peine quelques mots d’anglais pourra être servi dans sa langue, le russe, au lieu d’être rangé systématiquement dans la catégorie « personne d’expression anglaise ». D’ailleurs, il ne risquera pas ainsi que le personnel soignant ne comprenne pas son anglais approximatif lorsqu’il parle de ses problèmes de santé.
Voilà une solution inclusive, prudente et peu coûteuse, puisqu’il existe déjà des banques d’interprètes. C’est une solution qui respecte l’esprit et la lettre de la Charte de la langue française.
Considérant que le français doit être la langue officielle et commune au Québec, la langue des institutions et des services publics, la langue de l’intégration, et parce qu’on doit protéger le droit fondamental des Québécois de travailler en français, il est insensé que le gouvernement du Québec intériorise la philosophie inhérente à la loi fédérale sur les langues officielles.
D’autant plus qu’environ 95% des personnes vivant au Québec comprennent le français, alors que depuis 1971, le nombre de Québécois dont la langue maternelle est l’anglais est en diminution constante. Il y a lieu de revenir à la vision de Camille Laurin en faisant du français la langue réellement officielle du Québec.
Enfin, le projet de loi 10 sur la réforme de la santé, en plus de forcer des fusions qui feront probablement de l’anglais la lingua franca de certaines des mégastructures nouvellement créées, universalisera l’obligation d’offrir des services en anglais à tout établissement de santé et services sociaux au Québec.
Or, le ministre Barrette, qui n’avait vraisemblablement pas lu l’étude de l’IREC en préparation de la séance de commission parlementaire du 13 novembre, niait carrément l’existence d’un phénomène de bilinguisation des services publics de santé.
Non plus, l’ingérence fédérale ne faisait sourciller personne. Le Parti libéral, tout comme la CAQ et… Jean-François Lisée, semblent voir comme des extraterrestres ou des dinosaures tous ceux qui se battent simplement pour que la vision de Camille Laurin et la loi 101 soient mises en œuvre et respectées.
Cela donne le vertige de constater ce manque de courage ou de conscience de nos élites en ce qui a trait à la vitalité du français au Québec. Surtout quand on sait qu’environ la moitié des nouveaux arrivants s’intègrent ici en langue anglaise, et que seulement 50% de la population de l’Ile de Montréal a le français comme langue d’usage.
Si on ne peut plus parler de la langue de nos services publics sans se faire traiter de tireur de roches, il y a sincèrement lieu de s’inquiéter.