Sur les traces des patriotes exilés en Australie

Après les Rébellions de 1837-1838, des dizaines de Canadiens français, faits prisonniers, ont été envoyés en exil en Australie. Rencontre avec deux descendantes de patriotes, au sud de Sydney.

 

 

Article de RADIO-CANADA

par Laurence Martin et Frédéric Lacelle

Au bord d’une route de campagne, entre les grands eucalyptus et les voitures qui filent à toute vitesse, deux femmes nous attendent.

Felicity Skoberne, une grande brune élancée, et sa tante, Anita Felton, toute petite à côté d’elle, ont passé leur vie en Australie. Elles n’ont jamais mis les pieds au Québec. Pourtant, elles ont un lien particulier avec l’histoire de la Belle Province.

« C’est par ici. »

Elles marchent vers une vieille ferme abandonnée. La pluie commence à tomber tout d’un coup, mais le regard de Felicity s’illumine : « La voilà, la maison de mon arrière-arrière-arrière-grand-père. »

Son arrière-arrière-arrière-grand-père, c’est Joseph Marceau, l’un des 58 patriotes qui ont été exilés en Australie en 1839.

Anita fait partie de la quatrième génération de descendants. Felicity, de la cinquième.

« Joseph, il a eu 11 enfants, donc ça fait pas mal de progéniture ici », explique Felicity en riant.

Mais comment un fermier de la Montérégie s’est-il retrouvé à contribuer au peuplement de l’Australie?


Un peu d’histoire…

Portrait de Joseph Marceau

Joseph Marceau était cultivateur à Saint-Cyprien-de-Napierville, lors de son arrestation en novembre 1838.

En 1838, comme des milliers d’autres Canadiens français, Joseph Marceau s’est soulevé contre la Couronne britannique. Il rêvait d’un meilleur accès aux terres agricoles et d’un système politique plus démocratique et représentatif.

Pour les patriotes, l’espoir d’un changement de régime s’effondre toutefois rapidement. En une semaine, l’armée anglaise mate la révolte. Douze Canadiens français sont pendus devant la prison du Pied-du-Courant, à Montréal. Des dizaines d’autres « rebelles » sont envoyés vers une terre lointaine et méconnue : l’Australie.

L’immense île, sous contrôle britannique depuis 1788, sert alors de colonie pénale pour l’Angleterre.

À l’époque, la Grande-Bretagne avait un problème de surpopulation. Surtout à Londres. Donc on envoyait en Australie beaucoup de pauvres gens et les petits bandits.

Felicity Skoberne, descendante du patriote Joseph Marceau

Pour arriver en Australie, le voyage est long, interminable même, pour les 58 patriotes qui passent cinq mois en mer à bord du HMS Buffalo. Le grand voilier à trois mâts, « le bâtiment », comme l’appellent les prisonniers, a été construit quelques décennies plus tôt dans la région de Calcutta. Il devait servir à transporter du riz.

Peinture représentant le bateau voguant sur l'eau.

Le HMS Buffalo, le bateau à bord duquel les patriotes ont voyagé. Après avoir quitté le Québec, ils sont descendus jusqu’au Brésil, puis ont filé vers le cap de Bonne-Espérance en Afrique du Sud, avant d’atteindre l’Australie.

Sur le bateau, les patriotes sont enchaînés au sol pendant la nuit. Ils n’ont le droit de sortir prendre l’air sur le pont que 30 minutes par jour.

Les vents forts font osciller la coque et forcent souvent les hommes à régurgiter le peu qu’ils mangent dans un pot de chambre.

Pour se distraire, les prisonniers observent « les poissons volants », raconte le patriote François-Maurice Lepailleur dans son journal.

Les prisonniers célèbrent leur premier Noël en exil au beau milieu de l’océan Atlantique, sans savoir s’ils reverront un jour leurs épouses éplorées qu’ils ont laissées derrière.

« À l’époque, quand tu partais, explique Felicity, tu ne pensais pas revenir. L’Australie, c’était tellement loin. »

 

L’arrivée à Sydney

Des bateaux dans un port

Quand ils atteignent enfin le port de Sydney, le 25 février 1840, les patriotes sont emmenés à pied vers Longbottom, un petit village carcéral à l’ouest de la ville, aujourd’hui transformé en immense stade de football.

Les conditions de détention sont moins épouvantables que sur le HMS Buffalo. Les patriotes passent leur journée à charrier et à casser la pierre, mais ils ne sont plus enchaînés au sol.

« Une de leurs plus grandes contributions, ça a été de construire la route Parramatta », raconte Felicity. Encore aujourd’hui, c’est une artère majeure dans la région de Sydney.

Au fil du temps, les « rebelles canadiens » gagnent plus de liberté en raison de leur bonne conduite.

L’ultime soulagement vient quatre ans après leur arrivée. La jeune reine Victoria, celle qui les avait punis, décidait alors de leur pardonner, sous la pression d’un Parlement britannique de plus en plus frileux à l’idée d’envoyer des prisonniers politiques en Australie.

Les patriotes peuvent désormais amasser de l’argent pour payer le voyage de retour et rentrer chez eux.

Un seul « rebelle » choisit de rester : Joseph Marceau.

« Il devait lui aussi repartir, mais il a rencontré une femme, Mary, et a décidé de s’installer au sud de Sydney », raconte Felicity. « C’est le pouvoir de l’amour. »

Le patriote passera le reste de sa vie à travailler la terre et à vendre ses récoltes aux alentours.

 


Sur les traces de Joseph Marceau au Québec

Deke Richards, l'hiver, devant la maison de Joseph Marceau

Au Québec aussi on peut suivre les traces de Joseph Marceau. Sa maison de Saint-Cyprien-de-Napierville en Montérégie, celle qu’il habitait avant l’exil, est toujours là, entourée de champs de maïs enneigés.

C’est Deke Richards, un réalisateur australo-québécois, qui nous y a emmenés, juste avant que nous partions, nous aussi, vers l’Australie.

« It’s been renovated a lot since. »

Deke, qui est plus à l’aise en anglais qu’en français, connaît chaque petit détail de l’épopée australienne des patriotes. Il prépare d’ailleurs, avec son ami, le co-scénariste et co-producteur Karim Cheriguene, un documentaire sur le sujet. La baie des exilés sera présenté pour la première fois en mai dans la région de Sydney.

Pour moi, l’histoire des patriotes, la vraie aventure, commence là où les gens pensent qu’elle se termine.

Deke Richards, co-réalisateur du documentaire « La baie des exilés »

Deke croit d’ailleurs que les 58 détenus ont eu une certaine influence politique en Australie. Le fait qu’ils se soient battus, avant d’être exilés, pour le concept de gouvernement responsable – soit un gouvernement colonial redevable au peuple – et que, par la suite, la Couronne britannique ait cédé quant à cette question, au Canada d’abord, puis dans certains États australiens, en est un bon exemple.

Pour l’historien Gilles Laporte, un autre grand passionné de tout ce qui se rapporte aux patriotes, les 58 détenus exilés ont surtout contribué à remettre en question le régime carcéral en Australie.

« Ça allait, explique-t-il, quand il s’agissait d’y envoyer des pauvres et des prostituées […], mais quand on voit des prisonniers d’opinion comme les patriotes, tout à coup, ça amène un éclairage différent. »

D’autant qu’au même moment, en Angleterre, ajoute-t-il, « on voit apparaître des critiques de ce système d’emprisonnement inhumain ».

Les patriotes feront partie des dernières vagues de prisonniers envoyés vers l’Australie.

 

Fiers du passé de prisonnier

Sur la route de campagne, au sud de Sydney, la pluie s’est arrêtée. Nous sommes de l’autre côté de la rue, devant la pierre tombale de Joseph Marceau.

« Ils ne l’ont pas enterré bien loin de chez lui », remarque Felicity, en riant.

Elle repense à toute l’épopée des patriotes et avoue ressentir une grande fierté d’être la descendante d’hommes qui se sont « battus pour ce en quoi ils croyaient ».

Anita aussi aime dire qu’un de ses ancêtres était un « prisonnier politique ». « Ça nous donne un petit côté rebelle. »

La tombe de Joseph Marceau, au milieu d'autres pierres tombales dans le cimetière

D’ailleurs, en Australie, 20 % de la population est descendante d’un « convict », comme ils les appellent ici. Et c’est un héritage de plus en plus accepté, selon Felicity. « La génération de nos grands-parents, ils n’en parlaient pas, mais les jeunes trouvent ça cool. »

Le souhait de Felicity maintenant, c’est de se rendre au Québec « pour renouer avec ses racines ».

« Ce serait tellement bien de pouvoir rencontrer des gens qui sont liés à nous, là-bas », conclut Anita, le sourire dans les yeux.