CHRISTIAN B. RIVARD | LE PATRIOTE | 24/09/2014
─ Cet été, assis au soleil, comme une certaine Lise Thibault le faisait si bien, je lisais mes journaux comme le ferait un vrai chef d’État. À ma grande surprise, un débat sur fond linguistique s’est invité dans mes lectures alors qu’aucune étude ni projet de loi linguistique n’occupaient la scène québécoise.
De nombreux textes ont paru dans nos médias à propos du « franglais », mot-valise afin de nommer la créolisation de la langue française québécoise. J’en ai compris que plusieurs de leurs auteurs voyaient dans cette créolisation la dégradation de notre belle langue française. Je n’adhère pas à ce concept de dégradation. Il serait malencontreux toutefois de ne pas se préoccuper de ce phénomène que je nomme plutôt « éloignement de la maîtrise normative de la langue ». Il est fort possible que notre langue ne se porte pas bien. Lorsque les Québécois se « love », se « split le cash », se sentent « fucking » trop bien, deviennent les « best » du monde, il est clair que nous nous éloignons des dictionnaires. Sans vouloir trop dramatiser, il y a de sérieuses interrogations à se poser. Combien grand est notre éloignement lorsque, incontestablement, les statistiques démontrent un recul du français au Québec.
Depuis longtemps déjà les Québécois utilisent des termes anglais lorsqu’ils s’expriment au quotidien. À l’occasion, nous en échappons un ici et là. Lorsque nous en avons conscience, nous nous reprenons. Cependant, n’y a-t-il pas péril en la demeure lorsque cet échappement est banalisé et accepté en connaissance de cause ? Ces mots anglais s’enracinent alors dans notre langage parlé et jusque dans l’écriture, jusqu’à ne plus s’en rendre compte, jusqu’à s’imaginer qu’être « cute » c’est être plus jolie que « mignonne ». Certains diront que ce mélange des langues est une évolution, alors que cela s’approche de l’aliénation ! S’aliéner, c’est s’éloigner !
Il est vrai que l’ampleur de cet éloignement est évaluée selon une référence linguistique protégée par les instances publiques. Au delà de quels repères est-il possible de prétendre à un éloignement ? Est-ce à la rapidité à laquelle se creuse l’écart entre ce qui est utilisé comme langage et la référence linguistique que nous évaluons cet éloignement ? Ou lorsque celui-ci n’est même plus une préoccupation de la part des locuteurs ? Ou encore lorsqu’il y a acceptation de la part de l’auditeur ?
Cet éloignement de la maîtrise normative ne se concrétise-t-il pas dans ce que je nomme des déguisements linguistiques. Nous croyons mieux exprimer une réalité, être plus vrai, plus frappant, en déguisant notre propos de mots anglais. Comme si, en préférant dire que « c’est clean » plutôt que « c’est propre », notre objet devenait du même coup plus propre que propre ! En ces déguisements j’y remarque aussi une stratégie «semi-efficace-semi-paressesemi- inconscient-semi-à-la-mode » d’utiliser de courts mots, tels que « sick », « work », « fun », « fuck », « chill », « cool »… Comme si couper court devenait indispensable afin de ne pas trop prolonger la conversation, comme s’il ne fallait pas perdre la chance de s’exprimer. Si cela est tendance à l’oral comme dans les médias sociaux, où la vitesse à laquelle on s’exprime est un facteur important, n’est-ce pas là d’ailleurs la terre fertile de ce que d’aucuns nomment la créolisation de la langue française ?
Nous sommes tous complices de l’épanouissement, de la créolisation ou simplement de l’évolution de notre langue. Complices dans sa beauté, son efficacité et sa transformation. Je me réjouis d’entendre des interlocuteurs qui s’efforcent de lui rendre ce qu’elle a de plus beau, de plus efficace. De simplement parler avec précaution et respect. Évitant de la parler de Un été sous fond de tempête (linguistique)… dans un verre d’eau ! par Christian Rivard façon précipitée, s’exprimant avec justesse et profondeur. Lorsque nous escamotons nos fins de mot, nos fins de phrase, nos argumentations, lorsqu’on utilise des mots imprécis, passepartout, lorsque nous expulsons des mots au lieu de prendre le temps de bien s’exprimer, nous lui forgeons des distorsions. Même que, parfois, l’aliénation s’exprime en évitant les termes prétendument prétentieux, de peur de se démarquer des autres, de peur de tout simplement « trop bien perler ». Certains préfèreront dire « oh, wow, c’est tellement nice », plutôt que « c’est magnifique ! ».
C’est inquiétant cette faible utilisation de la grande précision du français, de sa grande quantité de mots, de la diversité de sens qu’il nous offre. Pourtant, toute cette richesse de la langue n’est même pas valorisée. Pourquoi nous efforçons-nous d’utiliser les atouts de la langue française qu’en situation formelle (tel qu’un entretien pour un emploi, dans les travaux scolaires, les rapports de travail…), alors que si nous nous efforcions de les utiliser à toute prise de parole, cela se ferait somme toute facilement. Nous avons tous les moyens à notre disposition pour maîtriser notre instrument, mais nous préférons y aller de fausses notes !
Le cas Dead Obies
Le groupe rap québécois Dead Obies a fait jaser cet été. Du moins, ils ont été conviés à une bataille journalistique à laquelle ils se sont joints le temps d’une réplique. Les Dead Obies utilisent un mélange hétéroclite de français et d’anglais par choix artistique afin de développer des rythmes, des sonorités. Ce langage mélange à l’extrême les langues et devient une sorte de créole esthétiquement intéressant et frôlant l’exagération.
Ce jeu artistique n’est pas nouveau. La Québécoise Jorane a poussé le jeu encore plus loin en inventant un langage lorsqu’elle chante derrière son violoncelle. Idem pour la formation musicale islandaise Sigur Rós. Cela brise les barrières sonores qu’une langue impose lorsqu’on écrit des textes poétiques. Ce sont des créations artistiques intéressantes où les sons et l’expression des sons ont toute leur importance. Telle est la veine artistique de Dead Obies, quoiqu’un peu différente, mais aussi riche, qu’il exploite bien d’ailleurs.
Cependant, il y a erreur lorsque plusieurs journalistes et chroniqueurs classent le langage des Dead Obies dans la même catégorie que celui du groupe acadien Radio Radio. Le « franglais » des Dead Obies est une oeuvre artistiquement intéressante, mais reste néanmoins un créole pauvre et superficiel, puisque ce langage n’a pas le contexte historique qui a véritablement façonné le « chiac » des Acadiens de Radio Radio. Le « franglais » de ces derniers est celui d’une nation qui se façonne depuis 400 ans au coeur d’un territoire longtemps dominé par les Anglais, alors que Dead Obies joue au créateur sonore pigeant ici et là dans les langues française et anglaise. Qu’en est-il de notre langue commune alors ? Et, tant qu’à parler angliche, « who cares ? ».
Dernièrement, les quarante « immortels » de l’Académie française, institution fondée en 1634 dont la fonction est de normaliser et de perfectionner la langue française, faisaient part de leur inquiétude et de leur volonté de « reconquérir la langue française ». Cette vénérable institution exprimait haut et fort ce que le Mouvement Québec français se tue à répéter : l’anglicisation du Québec, comme de la France, est perceptible pour quiconque ne cherche pas à banaliser le phénomène.
Il est vrai que Montréal a retrouvé dans les années 1970 son statut qui lui revenait, soit celui de métropole francophone de l’Amérique du Nord. Dès le début des années 1990, depuis que la Loi 101 a subi un véritable déchiquetage de la part de la Cour suprême du Canada, peu à peu l’anglais a repris du terrain dans les institutions gouvernementales et municipales. La période de vingt années de rayonnement francophone de Montréal s’est dissipée peu à peu et cela a tout lieu d’inquiéter les défenseurs du français. Afin de rétablir la part des choses, le Parti québécois avait tenté timidement en 2013 de la renforcer. Systématiquement, les députés et sympathisants du PQ se sont faits traiter de xénophobes, voire de nazis, par leurs opposants. Quelle galère ! Solution proposée en contrepartie par le valeureux Parti libéral du Québec : rien de moins que des cours intensifs en anglais au primaire, des écoles passerelles, des discours parlementaires en anglais et un lourd silence – ô combien complice ! – face à la francophobie.
Certes, la langue des Dead Obies a mené les journalistes Mathieu Bock-Côté, Christian Rioux et Antoine Robitaille à des réflexions intéressantes. Les Tania Longpré et Renart Léveillé en ont rajouté. Même Dead Obies a senti le besoin de répliquer à ces charges médiatiques. De manière inconvenue, d’autres journalistes peu ferrés avec l’enjeu linguistique se sont invités dans le débat en raison d’une affiche publicitaire de l’arrondissement Ville-Marie disant que nous pouvions y rire en « franglais ». Même la radio-poubelle s’en est mêlé. C’est ainsi que s’est prolongée la noyade médiatique d’un sujet sensible, récupéré malicieusement par les déchets médiatiques, afin d’aggraver cette tempête… dans un verre d’eau. Car, en effet, cette histoire d’affiche publicitaire, tout comme le créole des Dead Obies, n’est au fond qu’une tempête dans un verre d’eau.
Pourquoi le hip hop proposé des Dead Obies ne peut-il être pris pour ce qu’il est, soit une oeuvre artistique dont nous pourrions être fiers ? Alors qu’il est devenu le temps d’un été une bataille argumentaire dans l’interminable débat sur la langue au Québec. Allonsnous en finir un de ces jours ! Les lois 22 de 1974 et 101 de 1977 avaient pour objectif de mettre en commun une langue pour à la fois solidifier la nation québécoise et protéger la minorité anglaise, ainsi que de mettre un terme aux batailles linguistiques. Affrontements qui remontent à la Conquête de 1760 jusqu’à la crise de Saint-Léonard dans les années 1970. Son statut de conquérant faisant en sorte que la minorité anglophone a pu imposer pendant 200 ans sa volonté à la majorité francophone.
Malheureusement, notre bataille linguistique est encore un enjeu politique. Nous avons composé avec la Cour suprême du Canada, qui a miné la Charte de la langue française. Nous avons composé et composons encore avec des opposants et une francophobie qui a atteint des sommets lors de la dernière gouvernance péquiste. Nous composons aussi avec les « modernistes » défendant l’indéfendable, minimisant l’anglicisation du Québec, par de faibles arguments qui frappent pourtant très fort l’imaginaire des Québécois. Aux dires de ces « modernes », tout justifie cette soi-disant ouverture vers le monde que propose l’anglais. Quelle ouverture au juste ? Ne soyons pas dupes, car favoriser l’anglais aux dépens du français – et, incidemment, aux dépens des langues autochtones et de toutes les autres langues – comme le fait Ottawa avec sa Loi des langues officielles, n’est en définitive qu’une tour de Pise linguistique ne penchant jamais que du même bord, mettant l’anglais sur un piédestal. Comme disait Bourgault : Quand nous défendons le français chez nous, ce sont toutes les langues du monde que nous défendons contre l’hégémonie d’une seule. Promouvoir l’anglais en défavorisant le français ne saurait être une ouverture vers le monde, c’est en fait faire de l’ombre à sa propre culture et aux autres cultures du monde ! C’est nous diminuer plutôt que nous agrandir ! Ça, c’est vraiment inquiétant ! •••
Christian B. Rivard,
président par intérim du Mouvement Québec français