Pensez-vous quelquefois à ces temps glorieux
Où seuls, abandonnés par la France leur mère,
Nos aïeux défendaient son nom victorieux
Et voyaient devant eux fuir l’armée étrangère?
Regrettez-vous encor ces jours de Carillon,
Où, sous le drapeau blanc enchaînant la victoire,
Nos pères se couvraient d’un immortel renom,
Et traçaient de leur glaive une héroïque histoire?
Regrettez-vous ces jours où, lâchement vendus
Par le faible Bourbon qui régnait sur la France,
Les héros canadiens, trahis, mais non vaincus,
Contre un joug ennemi se trouvaient sans défense?
D’une grande épopée ô triste et dernier chant
Où la voix de Lévis retentissait sonore,
Plein de hautes leçons ton souvenir touchant
Dans nos cœurs oublieux sait-il régner encore?
Montcalm était tombé comme tombe un héros,
Enveloppant sa mort dans un rayon de gloire,
Au lieu même où le chef des conquérants nouveaux,
Wolfe, avait rencontré la mort et la victoire.
Dans un effort suprême en vain nos vieux soldats
Cueillaient sous nos remparts des lauriers inutiles;
Car un roi sans honneur avait livré leurs bras,
Sans donner un regret à leurs plaintes stériles.

De nos bords s’élevaient de longs gémissements,
Comme ceux d’un enfant qu’on arrache à sa mère;
Et le peuple attendait plein de frémissements,
En implorant le ciel dans sa douleur amère,
Le jour où pour la France et son nom triomphant
Il donnerait encore et son sang et sa vie;
Car, privé des rayons de ce soleil ardent,
Il était exilé dans sa propre patrie.

Comme au doux souvenir de la sainte Sion
Israël en exil avait brisé sa lyre,
Et, du maître étranger souffrant l’oppression,
Jetait au ciel le cri d’un impuissant délire,
Tous nos fiers paysans de leurs joyeuses voix
N’éveillaient plus l’écho qui dormait sur nos rives;
Regrettant et pleurant les beaux jours d’autrefois,
Leurs chants ne trouvaient plus que des notes plaintives.

L’intrépide guerrier que l’on vit des lis d’or
Porter à Carillon l’éclatante bannière,
Vivait au milieu d’eux. Il conservait encor
Ce fier drapeau qu’aux jours de la lutte dernière,
On voyait dans sa main briller au premier rang.
Ce glorieux témoin de ses nombreux faits d’armes,
Qu’il avait tant de fois arrosé de son sang,
Il venait chaque soir l’arroser de ses larmes.

Et le dimanche, après qu’aux voûtes du saint lieu
Avaient cessé les chants et l’ardente prière
Que les vieux Canadiens faisaient monter vers Dieu,
On les voyait se rendre à la pauvre chaumière
Où, fidèle gardien, l’héroïque soldat
Cachait comme un trésor cette relique sainte.
Là, des héros tombés dans le dernier combat
On pouvait un instant s’entretenir sans crainte.

De Lévis, de Montcalm on disait les exploits,
On répétait encor leur dernière parole;
Et quand l’émotion, faisant taire les voix,
Posait sur chaque front une douce auréole,
Le soldat déployait à leurs yeux attendris
L’éclatante blancheur du drapeau de la France;
Puis chacun retournait à son humble logis,
Emportant dans son cœur la joie et l’espérance.

Un soir que, réunis autour de ce foyer,
Ces hôtes assidus écoutaient en silence
Les longs récits empreints de cet esprit guerrier
Qui seul adoucissait leur amère souffrance;
Ces récits qui semblaient à leurs cœurs désolés
Plus purs que l’aloès, plus doux que la cinname,
Le soldat, rappelant les beaux jours envolés,
Découvrit le projet que nourrissait son âme.

O mes vieux compagnons de gloire et de malheur,
Vous qu’un même désir autour de moi rassemble,
Ma bouche, répondant au vœu de votre cœur,
Vous dit, comme autrefois nous saurons
/ vaincre ensemble.
À ce grand roi pour qui nous avons combattu,
Racontant les douleurs de notre sacrifice,
J’oserai demander le secours attendu
Qu’à ses fils malheureux doit sa main protectrice.

Emportant avec moi ce drapeau glorieux,
J’irai, pauvre soldat, jusqu’au pied de son trône,
Et lui montrant ici ce joyau radieux
Qu’il a laissé tomber de sa noble couronne,
Ces enfants qui vers Dieu se tournant chaque soir,
Mêlent toujours son nom à leur prière ardente,
Je trouverai peut-être un cri de désespoir
Pour attendrir son cœur et combler votre attente. »

À quelques temps de là, se confiant aux flots,
Le soldat s’éloignait des rives du grand fleuve,
Et dans son cœur, bercé des rêves les plus beaux,
Chantait l’illusion dont tout espoir s’abreuve.
De Saint-Malo bientôt il saluait les tours
Que cherche le marin au milieu de l’orage,
Et, retrouvant l’ardeur de ses premiers beaux jours,
De la vieille patrie il touchait le rivage.

Comme aux jours du Grand Roi, la France n’était plus
Du monde européen la reine et la maîtresse,
Et du vieux sang bourbon les héritiers déchus
L’abaissaient chaque jour par leur lâche faiblesse.
Louis Quinze, cherchant des voluptés à flots,
N’avait pas entendu, dans sa torpeur étrange,
Deux vois qui s’élevaient pleines de longs sanglots,
L’une du Canada, l’autre des bords du Gange.

Sous ce ciel toujours pur où fleurit le lotus,
Où s’élèvent les murs de la riche Golconde,
Dupleix, portant son nom jusqu’aux bords de l’Indus,
A l’étendard français avait conquis un monde.
Le roi n’avait pas d’or pour aider ce héros,
Quand il en trouvait tant pour ses honteuses fêtes.
Abandonné, Dupleix aux mains de ses rivaux
Vit tomber en un jour le fruit de ses conquêtes.

De tout ce que le cœur regarde comme cher,
Des vertus dont le ciel fit le parfum de l’âme,
Voltaire alors riait de son rire d’enfer;
Et, d’un feu destructeur semant partout la flamme,
Menaçant à la fois et le trône et l’autel,
Il ébranlait le monde en son délire impie;
Et la cour avec lui, riant de l’Éternel,
N’avait plus d’autre Dieu que le dieu de l’orgie.

Quand le pauvre soldat avec son vieux drapeau
Essaya de franchir les portes de Versailles,
Les lâches courtisans à cet hôte nouveau,
Qui parlait de nos gens, de gloire, de batailles,
D’enfants abandonnés, des nobles sentiments
Que notre cœur bénit et que le ciel protège,
Demandaient, en riant de ses tristes accents,
Ce qu’importaient au roi quelques arpents de neige!

Qu’importaient, en effet, à ce prince avili
Ces neiges où pleuraient, sur les plages lointaines,
Ces fidèles enfants qu’il vouait à l’oubli!…
La Dubarry régnait. De ses honteuses chaînes
Le vieux roi subissait l’ineffaçable affront;
Lui livrant les secrets de son âme indécise,
Il voyait, sans rougir, rejaillir sur son front
Les éclats de la boue où sa main l’avait prise.

Après de vains efforts, ne pouvant voir son roi,
Le pauvre Canadien perdit toute espérance.
Seuls, quelques vieux soldats des jours de Fontenoi
En pleurant avec lui consolaient sa souffrance.
Ayant bu jusqu’au fond la coupe de douleur,
Enfin il s’éloigna de la France adorée.
Trompé dans son espoir, brisé par le malheur,
Qui dira les tourments de son âme navrée!

Du soldat, poursuivi par un destin fatal,
Le navire sombrait dans la mer en furie,
Au moment où ses yeux voyaient le ciel natal.
Mais, comme à Carillon, risquant encor sa vie,
Il arrachait aux flots son drapeau vénéré,
Et bientôt, retournant à sa demeure agreste,
Pleurant, il déposait cet étendard sacré,
De son espoir déçu touchant et dernier reste.

A ces vieux compagnons cachant son désespoir,
Refoulant les sanglots dont son âme était pleine,
Il disait que bientôt leurs yeux allaient revoir
Les soldats des Bourbons mettre un terme à leur peine.
De sa propre douleur il voulut souffrir seul;
Pour conserver intact le culte de la France,
Jamais sa main n’osa soulever le linceul
Où dormait pour toujours sa dernière espérance.

Pendant que ses amis, ranimés par sa voix,
Pour ce jour préparaient leurs armes en silence
Et retrouvaient encor la valeur d’autrefois
Dans leurs cœurs altérés de gloire et de vengeance,
Disant à son foyer un éternel adieu,
Le soldat disparut emportant sa bannière;
Et vers lui, revenant au sortir du saint lieu,
Ils frappèrent en vain au seuil de sa chaumière.

Sur les champs refroidis jetant son manteau blanc,
Décembre était venu. Voyageur solitaire,
Un homme s’avançait d’un pas faible et tremblant
Aux bords du lac Champlain. Sur sa figure austère
Une immense douleur avait posé sa main.
Gravissant lentement la route qui s’incline,
De Carillon bientôt il prenait le chemin,
Puis enfin s’arrêtait sur la haute colline.

Là, dans le sol glacé fixant un étendard,
Il déroulait au vent les couleurs de la France;
Planant sur l’horizon, son triste et long regard
Semblait trouver des lieux chéris de son enfance.
Sombre et silencieux il pleura bien longtemps,
Comme on pleure au tombeau d’une mère adorée,
Puis, à l’écho sonore envoyant ses accents,
Sa voix jeta le cri de son âme éplorée :

« O Carillon, je te revois encore,
Non plus, hélas! comme en ces jours bénis
Où dans tes murs la trompette sonore
Pour te sauver nous avait réunis.
Je viens à toi, quand mon âme succombe
Et sent déjà son courage faiblir.
Oui, près de toi, venant chercher ma tombe.
Pour mon drapeau je viens ici mourir.

« Mes compagnons, d’une vaine espérance,
Berçant encor leurs cœurs toujours français,
Les yeux tournés du côté de la France,
Diront souvent : reviendront-ils jamais?
L’illusion consolera leur vie;
Moi, sans espoir, quand mes jours vont finir,
Et sans entendre une parole amie,
Pour mon drapeau je viens ici mourir.

« Cet étendard qu’au grand jour des batailles,
Noble Montcalm, tu plaças dans ma main,
Cet étendard qu’aux portes de Versailles,
Naguère, hélas! je déployais en vain,
Je le remets aux champs où de ta gloire
Vivra toujours l’immortel souvenir,
Et, dans ma tombe emportant ta mémoire,
Pour mon drapeau je viens ici mourir.

« Qu’ils sont heureux ceux qui dans la mêlée
Près de Lévis moururent en soldats!
En expirant, leur âme consolée
Voyait la gloire adoucir leur trépas.
Vous qui dormez dans votre froide bière;
Vous que j’implore à mon dernier soupir,
Réveillez-vous! Apportant ma bannière,
Sur vos tombeaux, je viens ici mourir. »

À quelques jours de là, passant sur la colline,
À l’heure où le soldat à l’horizon s’incline,
Des paysans trouvaient un cadavre glacé,
Couvert d’un drapeau blanc. Dans sa dernière étreinte
Il pressait sur son cœur cette relique sainte,
Qui nous redit encor la gloire du passé.

O noble et vieux drapeau, dans ce grand jour de fête,
Où, marchant avec toi, tout un peuple s’apprête
À célébrer la France, à nos cœurs attendris
Quand tu viens raconter la valeur de nos pères,
Nos regards savent lire en brillants caractères
L’héroïque poème enfermé dans tes plis.

Quand tu passes ainsi comme un rayon de flamme,
Ton aspect vénéré fait briller dans notre âme
Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux.
Leurs grands jours de combats, leurs immortels faits d’armes,
Leurs efforts surhumains, leurs malheurs et leurs larmes,
Dans un rêve entrevus, passent devant nos yeux.

O radieux débris d’une grande épopée!
Héroïque bannière au naufrage échappée!
Tu restes sur nos bords comme un témoin vivant
Des glorieux exploits d’une race guerrière;
Et, sur les jours passés répandant ta lumière,
Tu viens rendre à son nom un hommage éclatant.

Ah! bientôt puissions-nous, ô drapeau de nos pères!
Voir tous les Canadiens, unis comme des frères,
Comme au jour du combat se serrer près de toi!
Puisse des souvenirs la tradition sainte,
En régnant dans leur cœur, garder de toute atteinte
Et leur langue et leur foi!

Drapeau du Québec   — Octave Crémazie, janvier 1858  
Octave Crémazie fut l’un des plus populaires des poètes et de écrivains québécois, notamment à cause de ses chants patriotiques, et à cause aussi, sans doute, des infortunes de sa vie. Jusqu’en 1862, il écrivit 25 poèmes dont Le Chant du vieux soldat canadien et Le Drapeau de Carillon qui le consacre “poète national”. Crémazie fut également rendu célèbre parce en développant une librairie qui devient l’un des hauts lieux de la culture dans la ville de Québec où il contribua à faire connaître les poètes et la littérature québécoise.

Voici ce que dit la plaque apposée sur le monument à Octave Crémazie: « Pour mon drapeau je viens ici mourir. »